Uderzo est mort. Ses pairs ne l’aimaient pas, les amateurs lui préféraient Gosciny, il avait la réputation de n’aimer que l’argent. Uderzo est en fait mort plusieurs fois. En 1977, quand Gosciny meurt brusquement, il reste assommé un jour durant. Avec qui imaginer, désormais, les routes que vont prendre Astérix et Obélix ? En 1986, quand Franquin, dans un livre d’entretiens, explique que la profession l’a toujours « beaucoup snobé », à cause de son dessin trop Disney et de l’ombre écrasante de Gosciny. « Ça m’a fait une mal terrible » confiera Uderzo à Numa Sadoul en… 2001. Et en 2013, mais sans douleur affichée, quand il passe la main à Conrad et Ferri – le dernier album s’est vendu à presque deux millions d’exemplaires, en France.
Entre 1977 et 1986, Uderzo réagira à ce mépris en intentant un procès à Dargaud – qu’il gagnera au bout de 20 ans –, en lançant sa propre maison d’édition, Les Éditions Albert René, en lançant le Parc Astérix et en écrivant et dessinant seul trois albums, dont Le Grand Fossé (1980) et L’Odyssée d’Astérix (1981). Pas mal, pour un second couteau…
Seul pendant presque quarante ans pour présider aux destinées de ses Gaulois – la collaboration avec Gosciny n’a duré que dix-huit ans –, Uderzo a transformé son œuvre en monument patrimonial. On peut, à juste titre, considérer que ses albums sont les plus faibles de la série, on peut regretter le matraquage des produits dérivés et discuter de la pertinence de toutes les adaptations en jeux vidéo et en films, on ne peut pas lui enlever que c’est lui, et lui seul, qui a donné à Astérix l’évidence et le statut de la blanquette de veau : un fait culturel français, rassurant, vécu de manière homogène sur tout le territoire et dans la succession des générations. C’est avec lui que les ventes ont explosé, pour toute la série, et c’est lui qui a maintenu la pression de cette machine éditoriale.
Mais il faut quand même voir que sans la merveilleuse souplesse de son dessin, sans la qualité inégalée des panses rebondies et rôties de ses sangliers, sans son goût pour le détail – ses petits animaux ! – et sa capacité à enrichir visuellement les scénarios de Gosciny, sans la manière unique qu’il a eue d’inventer des visages et des sihouettes – Grossebaf, Madame Agecanonix, Cétautomatix, et des centaines d’autres !– jamais les lecteurs n’auraient adhéré à ces aventures caricaturales et bonhommes.
Uderzo est mort une dernière fois, et c’est la bonne. Il ne ressuscitera plus par ses seules forces. Il s’était déjà dissous dans son œuvre. D’autres ont vu leurs œuvres se dissoudre.