Catholiques entre américanisme et modernisme : le syndrome du « dernier des Mohicans »

Publié le 22 Août 2020
Catholiques entre américanisme et modernisme : le syndrome du "dernier des Mohicans" L'Homme Nouveau

Si l’on vous dit « Aide-toi et le Ciel t’aidera », êtes-vous plutôt de ceux qui agissent en oubliant le Ciel ou de ceux qui regardent le Ciel en oubliant d’agir ? Ces deux tentations bien connues du croyant peuvent être lues à la lumière de l’Histoire de la pensée, particulièrement dans la confrontation de deux courants de pensée que sont le modernisme et l’américanisme. 

Ce sont là deux mots datant d’il y a plus d’un siècle, connotés par une grande tension et des passions fortes. La Grande Guerre a clos en partie officiellement ces joutes enflammées, mais elles demeurent de façon latente, empoisonnant le jugement prudentiel et stérilisant souvent la générosité chrétienne en ses meilleures intentions. D’où ce climat souvent dépressif et défaitiste que l’on observe de plus en plus en milieu catholique, comme si on était « le dernier des Mohicans ». Léon XIII mit en garde à temps contre ces prodromes du modernisme, en réfutant l’Américanisme avant d’intervenir dans les débuts de l’affaire Loisy, père du Modernisme.

            Dans l’intention d’attirer les protestants, voire les incroyants, certains prêtres souhaitaient en Amérique une méthode d’évangélisation libre et « large d’esprit », tant sur le plan disciplinaire que sur le plan doctrinal. Une Lettre de Léon XIII, adressée en 1899 à l’archevêque de New-York, contesta ces tendances laxistes qui relâchaient l’adhésion ferme due aux articles de foi, cherchant à substituer à l’Église hiérarchique une « Église de l’Esprit-Saint » et dédaignant les vertus dites « passives » (pénitence, humilité, obéissance, pauvreté, etc.) au profit des vertus dites « actives » (avec la fière entrée de la psychologie dans les démarches d’apostolat…). 

            Le Père Isaac Hecker, le père de l’Américanisme, est né protestant ; converti, il se fit rédemptoriste, puis fonda en cette optique ses « Missionnaires de Saint-Paul ». Son efficacité pastorale, jugée plus ou moins bien aux États-Unis, eut de graves conséquences, surtout en France, en collusion avec les confusions liées au ralliement et à l’affaire Dreyfus. Le Père Hecker mourut en 1888, mais sa vie « active » était achevée bien avant, peu après la défaite de 1871 chez nous. Néanmoins, en France la tempête se déchaîna après sa mort, à l’occasion d’une biographie le concernant qui vantait ses vues pragmatiques et efficaces, alors qu’à la fin de sa vie, le Père Hecker avait connu une profonde conversion à la vie intérieure. Quoi qu’il en soit, sa biographie faisait de l’Église américaine le modèle à suivre, en tant que dégagé des scrupules d’un autre âge qui entraveraient l’efficacité d’une vraie pastorale, pensait-on.

            En cela l’Américanisme est donc plutôt une erreur d’Européens, fascinés par des résultats chiffrables et spectaculaires, et c’est par là qu’il donnait de l’eau au moulin moderniste. Léon XIII avait sonné l’alarme, saint Pie X poursuivit le combat et, pour réagir, les plus lucides dans notre pays brandissaient volontiers l’étendard « anti-moderne » quand ils dénonçaient ce primat du superficiel qui met en danger une authentique action catholique. Ainsi, par exemple, Charles Péguy écrivait crânement : « La foi va de soi. La foi marche toute seule. Pour croire il n’y a qu’à se laisser aller, il n’y a qu’à regarder […]. Pour ne pas croire, mon enfant, il faudrait se boucher les yeux et les oreilles ; pour ne pas voir, pour ne pas croire » (Porche du Mystère de la Deuxième Vertu).

            Sous nos yeux, le colosse américain révèle désormais ses pieds d’argile dans le domaine de l’économie. Quant à l’aspect ecclésiastique, on sait la complexité de l’Église d’Outre-Atlantique : les résistances y sont plus profondes, des théologiens sûrs apparaissent depuis des décennies et les ouvrages de John Senior (La restauration de la culture chrétienne ; La mort de la culture chrétienne) ou, plus récemment, de Rod Dreher (Le pari bénédictin) dénotent une saine réaction anti-américaniste au sein même de cet immense pays.

            Aide-toi, le Ciel t’aidera, l’adage connu et un peu banal peut éclairer l’enjeu. En milieu optimiste, un tantinet jésuite et volontariste, on focalise sur la première partie, mais en cas de tension forte, tout devient alors ambigü. Les saints les plus féconds des temps crucifiés comme Mère Teresa ou Jean-Paul II doublaient leur dose d’oraison quand ils avaient davantage de soucis. Le bienheureux Pope de Belgique quittait son bureau quand il était encombré d’affaires urgentes plus que d’habitude pour ne l’affronter qu’une heure plus tard, passée devant le Saint-Sacrement. 

            Certes, le quiétiste en profitera pour mettre en berne sa raison et sa prudence, mais les Anciens, eux, avaient le réflexe équilibré. Le Prologue de la Règle bénédictine décrit avec finesse le chassé-croisé des grâces sollicitées et des efforts soutenus. Devant une aventure grave qui engage ta vie, « avant tout, demande à Dieu par une très instante prière qu’il mène à bonne fin ce bien que tu entreprends. Ainsi, après t’avoir fait l’honneur de t’admettre à son service au nombre de ses enfants, il n’aura pas sujet, un jour, de s’affliger de ta maladresse. C’est en tout temps, qu’il faut soigneusement employer à son service ses propres biens qu’Il a mis en nous et qu’Il nous a confiés… Et s’il nous arrive d’être dépassé (en ces missions confiées par la Providence), prions alors encore le Seigneur d’ordonner à sa grâce de nous venir en aide ».

            Laissé à lui-même, l’homme devrait être un peu confus de ses limites, tout en accordant une confiance illimitée à la Providence qui supplée et se réserve la responsabilité adéquate du succès final. « Si l’on voit en soi quelque bien, dit encore la Règlel’attribuer à Dieu et non à soi-même. En revanche, se reconnaître, au contraire, toujours auteur du mal qui est en soi et se l’imputer » (RB c. IV/41,42). Les succès de Dieu passent souvent par nos impressions d’échecs, serviteurs malhabiles que nous sommes dans l’appréciation du résultat comme en nos impressions si rapidement négatives. Péguy, encore lui, dit cela à sa façon un tantinet provocante : le bien vient de Dieu et l’ouvrier est toujours un peu manchot (Ève, Pléiade p. 596) : 

Le peu qu’il fait de bon, ce n’est que par mégarde.
Mais ce qu’il fait de faux et de délictueux,
Et ce qu’il fait de trouble et de défectueux,
C’est par sa vigilance et par sa prude garde.

Le peu qu’il fait de bon, c’est pure négligence,
Et c’est qu’il n’a pas su comment faire autrement.
Mais ce qu’il fait de sot et de dérèglement,
Voilà le propre effet de son intelligence.

Le peu qu’il fait de bon, ce n’est que par hasard
Et par le double jeu de sa double fortune.
Mais ce qu’il fait tout seul c’est sa basse rancune,
Sa tête de carton et son cœur de bazar.

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