Dans le dernier numéro de La Revue des Deux-monde, l’historien Jacques de Saint-Victor s’interroge sur le parallèle possible entre la France à la veille de 1789 et notre situation d’aujourd’hui. Mais est-ce vraiment les « élites » qui ont rompu avec la République ?
Tout a été dit sur la République. Un sentiment de lassitude s’empare du lecteur. Pourquoi y revenir ? (…) Puis une petite musique se fait entendre, d’abord dans quelques médias, étrangement de « service public », puis de plus en plus forte, enfin assourdissante, relayée par les « amis » du monde anglo-saxon. Au fond, tout serait la faute du « modèle républicain » à la française. Il faudrait en changer selon certains, quand d’autres nous persuadent que ce n’est même pas nécessaire puisque notre vrai « modèle » ne serait pas celui qu’on croit. Bref, la confusion s’empare à nouveau des esprits et les controverses reprennent de plus belle jusqu’à ce qu’un nouvel attentat vienne momentanément suspendre ce temps de l’impuissance et de la division. Sans aller jusqu’à croire que la République est aussi moribonde que la monarchie à l’époque du sacre de Charles X, on peut se demander si elle n’est pas dans une situation similaire à celle où se trouvait la monarchie à la veille de la révolution de 1789, privée du soutien de ses élites (le terme même finit par être suspect de « populisme », selon la bonne pratique qui consiste à tirer sur les mots pour éviter de discuter du fond). Attention ! Il ne s’agit pas de dire, comme on l’a fait trop souvent depuis Mendès France, que la révolution est pour demain. On voit mal l’esprit des Lumières à l’œuvre. Il s’agit en revanche de faire un parallèle entre le « lâchage » de la monarchie absolue par ses élites d’avant 1789 et celui dont la République est la victime par celles de 2020. En 1789, à part le roi et quelques ministres, comme le garde des Sceaux, M. de Barentin, plus personne dans les hautes sphères de l’ancienne société ne croyait aux grands principes sur lesquels reposait la monarchie de droit divin. Les élites avaient abandonné le régime en suivant les philosophes en vogue. On le répète depuis Gramsci : l’hégémonie intellectuelle précède l’hégémonie politique. L’historien de la pré-révolution sait que les trois ordres d’Ancien Régime se détournèrent du roi de 1787 à 1789. À la veille de 1789, l’aristocratie était « en vacances », selon le mot fameux de Taine. Depuis les années 1760, elle biberonnait avec les élites du Tiers aux nouvelles idées, abandonnant non seulement ses principes traditionnels, mais même les Lumières modérées d’un Montesquieu pour s’amouracher des radicalités des « secondes Lumières ». Leurs philosophes feignaient d’être « persécutés » alors qu’ils tenaient secrètement le haut du pavé depuis 1764, date de l’expulsion des jésuites du royaume. À l’Académie et dans les autres sociétés royales, ils occupaient toutes les prébendes, ridiculisant ou marginalisant, quand ils ne les persécutaient pas, les défenseurs des principes traditionnels de l’ancienne monarchie, des « marginaux » aux noms oubliés comme Palissot, Fréron, Lefranc de Pompignan (le père naturel d’Olympe de Gouges) ou Jacob-Nicolas Moreau. (…) Il n’est pas jusqu’aux intendants, ancêtres de nos préfets, qui, dans la campagne électorale de l’hiver 1788 et du printemps 1789, ne prirent discrètement le parti des « nationaux » contre les « aristocrates », comme l’a montré Augustin Cochin en Bourgogne et en Bretagne.