Péguy et Psichari, deux destins croisés

Publié le 05 Sep 2014
Péguy et Psichari, deux destins croisés L'Homme Nouveau

Ce 5 septembre, il y a cent ans, mourait au champ d’honneur, le lieutenant Charles Péguy. Quelques jours avant tombait également le lieutenant Ernest Psichari (photo), son ami et son disciple. À Péguy s’applique l’éloge que fit Henri Massis de Psichari tant leurs destinées furent parallèles : « (Leurs) vie(s) ne fu(ren)t qu’une lutte spirituelle, un combat d’âme,… ». Tous deux ils se sont sacrifiés pour Dieu et pour la France. 

Le 22 août 1914, en fin de journée, lors des combats de Rossignol en Belgique, le lieutenant Ernest Psichari (30 ans) du 2e régiment d’artillerie coloniale s’écroule, frappé d’une balle dans la tempe, en défendant ses pièces face aux Allemands. Sur son visage un sourire apaisé ; autour de ses mains, un chapelet. Quinze jours plus tard, près de Villeroy, le 5 septembre à la même heure à peu près, au tout début de la bataille de la Marne, le lieutenant de réserve Charles Péguy (41 ans) du 276e régiment d’infanterie tombe à son tour en haranguant ses hommes, une balle dans la tête. Étonnants signes de la Providence que le rappel à Dieu presque similaire de ces deux grands écrivains catholiques et français, de ces deux amis, à l’aube de la Grande Guerre civile européenne.

Deux hommes, proches et différents

D’origine sociale différente, la formation reçue et les choix politiques des deux hommes se ressemblent pourtant beaucoup. Péguy (né en 1873) qui est issu d’un milieu modeste – son père est menuisier et sa mère rempailleuse –, est un pur produit de la méritocratie républicaine. Bon élève, il intègre l’École normale supérieure mais échoue à l’agrégation de philosophie avant de fonder les Cahiers de la Quinzaine en 1900. Républicain, socialiste (il adhère au parti en 1895), il ne renie pas pour autant son héritage chrétien. Psichari (né en 1883) est quant à lui issu d’une famille de la bonne bourgeoisie parisienne. Son père est un universitaire reconnu, professeur à l’École pratique des hautes études et à l’École des langues orientales. Sa mère est la fille d’Ernest Renan. Brillant élève, il suit comme Péguy des études de philosophie et a lui aussi comme professeur Henri Bergson. Comme Péguy encore, il est socialiste. Au plus fort de l’Affaire Dreyfus (1894-1906), Péguy puis Psichari militent pour la défense du capitaine alsacien, révoltés qu’ils sont par l’antisémitisme virulent qui se déchaîne à cette occasion.

C’est au tournant du siècle que les deux hommes se rencontrent pour la première fois, certainement par l’entremise de Jacques Maritain. Entre eux, un lien d’amitié très fort se tisse aussitôt. Il faut ici relire l’admirable livre de souvenirs de Raïssa Maritain, Les Grandes Amitiés, pour se replonger dans le tourbillon intellectuel de cette Belle Époque insouciante.

L’appel de l’armée

Socialistes et dreyfusards, Péguy et Psichari n’en sont pas pour autant internationalistes et antimilitaristes comme peuvent l’être les anarchistes à cette époque. « L’arche sainte » qu’est l’armée française de la Revanche est pour eux un milieu au sein duquel ils se sentent aussi bien que sur les bancs de l’Université. À 19 ans, Péguy commence son service militaire comme simple fantassin au 131e régiment d’infanterie à Orléans, sa ville natale. Au gré des périodes de rappel que cet intellectuel apprécie particulièrement, il gravit tous les grades et est nommé lieutenant de réserve en 1905. Lorsqu’il commande à ses hommes lors des manœuvres d’avant-guerre, Péguy n’est plus l’essayiste déjà reconnu ni le directeur des Cahiers de la Quinzaine mais l’officier issu du peuple partageant avec ses gars la même gamelle et le même quart de vin rouge.

Appelé au 51e régiment d’infanterie caserné à Beauvais, Psichari décide de s’engager après le temps légal. Passé au 1er régiment d’artillerie coloniale à Lorient, il embarque pour l’Afrique et appartient à la mission du capitaine Eugène Lenfant, ami de ses parents, en Oubangui-Chari (Centrafrique) et au Tchad. Maréchal des logis, Psichari est décoré de la médaille militaire à 24 ans puis, après un passage en école d’officiers, est nommé sous-lieutenant­. Il sert ensuite notamment en Mauritanie.

De cette expérience africaine, Psichari publie en 1908 Terres de soleil et de sommeil. Son livre Les voix qui crient dans le désert, paru après sa mort, évoquent également ses souvenirs africains. Péguy est fier de son jeune ami devenu officier colonial et le célèbre auprès de ses lecteurs par des articles dithyrambiques. De son côté, Psichari dédicace L’Appel des armes (1913) à :

« celui dont l’esprit m’accompagnait dans les solitudes de l’Afrique, à cet autre solitaire en qui vit aujourd’hui l’âme de la France, et dont l’œuvre a courbé d’amour notre jeunesse, à notre maître Charles Péguy ».

À cette époque, Péguy a retrouvé la foi de son enfance et, grâce à Maritain et au révérend père Clérissac, Psichari vient de se convertir au catholicisme et d’entrer dans le tiers-ordre dominicain. Politiquement, il s’est rapproché de l’Action française et de Charles Maurras. Lorsque la guerre éclate, Péguy rejoint le 276e RI, régiment de réservistes hâtivement mis sur pied à Coulommiers, et Psichari quitte Cherbourg pour le front avec le 2e RAC. Ils n’ont plus que quelques jours à vivre avant de mourir « pour la terre charnelle ».

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Après leur sacrifice héroïque, le souvenir des deux écrivains est largement entretenu par leurs proches. Péguy a derrière lui une telle œuvre qu’il n’est cependant point besoin d’insister plus que de raison. Pour Psichari, c’est différent car il était à l’aube de sa carrière d’écrivain. Ses manuscrits sont alors publiés par sa famille avec des préfaces de personnalités militaire (le général Mangin pour Les voix qui crient dans le désert), religieuse (le cardinal Baudrillart pour L’Appel des armes) ou littéraire (Jacques Maritain pour Le Voyage du centurion). Psichari est présenté comme modèle à la jeunesse de France à l’instar d’Henri de Bournazel, de Jean du Plessis de Grenédan ou du père Charles de Foucauld. Des rues portent son nom ; des troupes scoutes, des patronages, deux promotions d’élèves-officiers (1938 et 1997) se mettent sous sa protection, mais son souvenir s’estompe doucement.

Une inégale postérité

Depuis l’an dernier, le centenaire de la guerre a remis sous la lumière la figure de Charles Péguy. Tout le monde s’arrache la mémoire du grand homme : politiques de gauche comme de droite, laïcs et catholiques, juifs, agnostiques et même musulmans le citent à perdre haleine. Il fait le bonheur des philosophes, des historiens et des littérateurs, des pamphlétaires et des chansonniers qui y vont chacun de leur allusion ou de leur essai. Conférences, colloques, expositions se multiplient. Même Pierre Bellemare s’essaye depuis quelques années à la récitation de La Passion dans un tour des cathédrales de France. Ernest Psichari est quant à lui, absolument oublié. Plus difficilement récupérable sans doute.

Cet article est un extrait du dernier hors série de L’Homme Nouveau : 1914, l’Église face à la guerre, 64 pages (7 €), toujours disponible. 

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