La parution d’un deuxième volume des œuvres complètes d’Étienne Gilson permet de se replonger dans un certains nombre de livres, d’articles et de conférences. Un thème en ressort particulièrement : son regard sur ce qu’est la Chrétienté, préfigurant un ouvrage paru en 1952. Un sujet plus que jamais d’actualité.
L’excellent historien Florian Michel nous offre le second volume des Œuvres complètes du grand penseur catholique Étienne Gilson (1884-1978), intitulé « Un philosophe dans la cité » (1), de 1944 à 1973, qui complète un premier volume, qui allait de 1908 à 1943 ( cf. L’HN n°1712, p. 21 à 27). Ce volume rassemble tous ses textes non strictement philosophiques, et relatifs plutôt à la vie politique, sociale et ecclésiale.
Trois livres et plus…
Qu’y trouve-t-on ? D’abord, trois livres du Gilson vieillissant mais toujours farouche : Le Philosophe et la théologie (1960), autobiographie intellectuelle de Gilson, où il retrace son itinéraire, à la croisée du bergsonisme et du thomisme, déplorant l’incompréhension entre les deux partis et l’imputant au thomisme néoscolastique, en fait infidèle à saint Thomas, sur la voie duquel, dit-il, il est mis… par le bergsonisme !
Ensuite, très différent, La Société de masse et sa culture (1967), brève et précieuse réflexion sur le devenir de l’œuvre d’art et donc de l’expérience esthétique à l’ère industrielle ; enfin, Les Tribulations de Sophie (1967), c’est-à-dire de la sagesse chrétienne, dans le contexte immédiatement postconciliaire, où le statut du thomisme est menacé de toutes parts par des modes philosophiques, au détriment, selon Gilson, de l’intelligence authentique de la foi chrétienne.
On y trouve ensuite nombre d’interventions politiques, surtout après guerre, au moment où il est, comme sénateur du MRP, pleinement engagé dans les affaires politiques de la cité. Faisant montre d’une grande polyvalence, il traite de multiples problèmes liés à la reconstruction, et s’engage, à l’aube de la guerre froide, dans une vive querelle entre l’atlantisme et le neutralisme, qu’il défend, notamment contre Raymond Aron.
Défense de l’éducation et de la culture
En outre, Gilson, membre de l’Académie française en 1946 et membre de la délégation française qui participe à la création de l’Onu et de l’Unesco, écrit aussi beaucoup sur l’éducation et la culture en général, dont il tâche de défendre la place et l’importance dans les instances internationales qui naissent alors.
Enfin, on trouvera, après le Concile, quelques articles qui signalent ses prises de position : on s’amusera notamment de sa farouche critique de la traduction du consubstantialem du Credo par « de même nature », aux fâcheuses résonances ariennes – critique qui n’obtint gain de cause qu’un demi-siècle plus tard.
Tous ces textes, de nature si variée, mais toujours si précis et intelligents, nous semblent donner une belle image de ce « philosophe dans la cité », comme l’appelle Florian Michel – reprenant d’ailleurs le titre d’un livre de Maritain.
Un terme difficile
Qu’en retenir ? S’il y a un authentique plaisir à feuilleter le fort volume de près de 1700 pages, et à lire les belles réflexions qu’il développe ici ou là, à tout propos, sur des sujets si différents, il nous semble qu’un point mérite particulièrement l’attention, un point dont l’actualité reste intacte, sinon accrue : la pensée gilsonienne de la « Chrétienté ». Terme difficile, polysémique, voire même fourre-tout, sur lequel il ne faut pas moins qu’un clair regard de philosophe pour tâcher d’en donner quelque intelligence.
Un certain nombre d’articles et de conférences, relativement longs, sont recueillis dans ce volume 1 et donnent un aperçu de la genèse de la réflexion gilsonienne à ce propos, laquelle aboutira au grand livre Les Métamorphoses de la cité de Dieu de 1952 (qui ne fait pas partie de ce volume).
Qu’est-ce que la Chrétienté ?
En première approche, elle se distingue du christianisme, mais en est inséparable. La Chrétienté est l’ensemble des peuples chrétiens, en tant que temporels. Si l’Église est par essence spirituelle, le chrétien ne l’est pas ici-bas intégralement, il vit une double appartenance : à l’Église mais aussi à sa cité et patrie. La chrétienté désigne, autant qu’il est possible, cette jonction, difficile et douloureuse le plus souvent, entre le spirituel et le temporel, cette information du temporel par le spirituel, au niveau même du temporel.
Le rapport de l’État et de l’Église est analogue, selon Gilson, à celui de la nature et de la grâce : la grâce dépasse la nature et fait accéder à un plan supérieur, mais elle accomplit aussi la nature en son ordre même. De même, le salut chrétien non seulement élève l’homme au niveau spirituel et transcendant, mais il lui donne aussi d’être plus et mieux homme, plus et meilleur citoyen.
Historiquement, Gilson repère la manière dont l’Église, dans sa mission première d’évangélisation, a de ce fait même été civilisatrice, déployant de multiples institutions sociales, des écoles aux hôpitaux. La chrétienté est donc, dit Gilson, « la substance temporelle du monde informée par la vie de l’Église » (p. 415). « Société temporelle dont l’âme est divine et éternelle, la Chrétienté est, dans son essence même, une participation des cités humaines à l’unité de la Cité de Dieu. » (p. 674) Elle dispose l’homme à la vie spirituelle, autant qu’à une vie temporelle belle et bonne, en n’oubliant pas d’ordonner la seconde à la première.
Cette chrétienté existe déjà, affirme Gilson, et il s’agit d’en prendre conscience. « Où qu’il soit, le Chrétien n’est un étranger dans aucune paroisse, car partout où se trouve une paroisse, il est en terre de Chrétienté. » (p. 402) En des pages fortes et admirables, Gilson interroge le cas particulier de la France : sa grandeur tient de ce qu’elle a travaillé pour plus grand qu’elle-même, pour Dieu et pour son Église, et par là pour l’universel.
« […] L’Église a fait la France, mais elle ne l’a faite que parce qu’elle travaillait, par-delà la France, à son œuvre propre qui est celle de l’Église. La seule manière, pour la France, de bénéficier encore de l’Église, ce serait de travailler une fois de plus pour l’Église, et non pour la France » (p. 408).
Grandeur temporelle (culturelle et intellectuelle) et grandeur spirituelle croissent de pair.
La laïcisation de la notion d’Église
Mais Gilson est aussi fort lucide sur la déchristianisation (déjà !) en cours et sur la tentative d’unir les peuples du monde par d’autres liens que spirituels, par ce que nous appellerions aujourd’hui la mondialisation économique capitaliste. Gilson repère dans la modernité « la laïcisation progressive de la notion d’Église qui se réincarne dans une notion à la fois parente et différente, celle d’une société temporelle universelle » (p. 620) – mutation du spirituel au terrestre, qui est une perversion, affirmera clairement Gilson dans Les Métamorphoses de la cité de Dieu.
L’unité du genre humain ne peut se faire que spirituellement, donc par la foi et la charité surnaturelles ; toute autre tentative tournera au totalitarisme. Pour y remédier, Gilson exhorte courageusement à refaire la chrétienté, à ne pas se lasser d’informer le temporel qui passe par le spirituel qui ne passe pas.
- Étienne Gilson, Œuvres complètes, II, « Un philosophe dans la cité. 1944-1973 », Paris, Vrin, 2023, éd. Florian Michel, 1680 p., 48 €.
- « L’esprit de la Chrétienté » (1945) ; « Pas d’illusions rétrospectives » (1946) ; « Les intellectuels dans la Chrétienté » (1947) ; « Les forces religieuses et la vie politique » (1947) ; « La sagesse et le temps » (1951) ; « Révélation et unité des hommes » (1955).
>> à lire également : Fiducia supplicans, une réception houleuse