Directeur-fondateur de la revue Catholica, Bernard Dumont a consacré l’éditorial du dernier numéro (été 2017) à l’analyse des « préjugés paralysants » qui empêchent selon lui la transformation de ce que l’on a cru être le réveil politique des catholiques français. Nous avons voulu en savoir plus.
Dans votre éditorial du dernier numéro de Catholica, vous analysez la situation actuelle des catholiques en politique. Vous estimez ainsi que « pour le moment, aucune forme de pensée politique s’écartant résolument de la doxa n’en est émanée, pas plus que des méthodes d’action politique originales, la seule voie recherchée étant celle du jeu électoral, de l’insertion comme tendance à l’intérieur des partis établis et de toutes formes associées. » Pensez-vous que cette situation soit due principalement à l’évolution du discours ecclésial sur le sujet ou à la victoire tous azimuts de l’idéologie démocratique ?
Je ne pense pas qu’il faille trouver une explication conjoncturelle à la situation que l’on peut ainsi constater. La prise de position de la CEF publiée en octobre 2016 sous le titre « Retrouver le sens du politique » tranchait avec des textes antérieurs par son souci d’aborder de manière plus approfondie et de plus haut une question qui, jusqu’alors, avait bien plus été dissoute dans des considérations vagues, ni réellement théologiques ni réellement politiques (au sens spécifique du terme, science et philosophie de la politique). Cela dit n’exagérons pas, la toile de fond reste la même : caractère indiscutable (non interrogeable au fond) de l’ordre institutionnel existant, souci d’apparaître « responsable » et souci manifeste d’éviter les aspérités réelles. Donc je pense que l’on ne peut pas réellement parler d’évolution du discours ecclésial (sauf à considérer celui-ci sur un temps très long naturellement). Par ailleurs, je ne crois pas que ce « discours ecclésial » soit très entendu, comme une sorte de magistère auquel les catholiques accepteraient d’adhérer filialement (sachant déjà à quel point une majorité d’entre eux tendent à relativiser jusqu’aux dogmes fondamentaux de la foi). Compte tenu de la manière dont toutes les idées lancées en l’air dans l’espace public se réduisent à quelques slogans brassés dans la grande marmite médiatique, franchement ce n’est pas de ce côté que je chercherais une explication à la stagnation de l’abstention de pensée, j’y verrais seulement un symptôme de la grande difficulté à s’extraire d’un moule qui s’est solidifié depuis plus d’un siècle, par couches successives, à la manière des coquilles accumulées que présentent les fossiles conservés dans l’argile de certaines plages.
A mon point de vue, c’est l’aptitude même d’imaginer autre chose qui est bloquée, cet autre chose passant en premier par la simple capacité d’observer ce qui est. Alors que la démocratie « représentative » – l’oligarchie des partis – est en voie de transformation très profonde depuis des décennies, transformation très bien étudiée par les politologues les plus sérieux qui en constatent toujours plus le déclassement, la conviction demeure chez beaucoup que l’unique voie ouverte est celle dont la substance disparaît mais dont il reste quelques apparences externes à même de les tromper.
Un climat de panique
Bien sûr, il y a sans doute d’autres explications possibles, dont cette sorte d’agitation intérieure qui s’empare des esprits dans les périodes d’effervescence électorale, et qui les empêche tout simplement de penser. Le train est là, il faut le prendre, toute discussion est superflue et risque de nous le faire manquer. Pour aller où, au fait ? On verra plus tard ! Je crois que ce climat de panique, qui est un résultat direct de l’agitation créée par le système lui-même pour se survivre, est l’un des facteurs les plus importants permettant de répondre à votre question sur la victoire tous azimuts de l’idéologie démocratique. La peur, en d’autres termes, d’être laissé sur le chemin. Et cette peur est philosophiquement renforcée par la force du mythe du progrès, du cours inéluctable de l’Histoire qui ne conçoit la réalité de la vie que sous la forme d’une perpétuelle marche en avant. En marche…
Vous mettez en cause dans votre analyse l’influence déterminante de Jacques Maritain, en raison de sa distinction entre « agir en chrétien » et « agir en tant que chrétien ». Mais cette mise en cause n’est-elle pas déjà dépassée aujourd’hui puisque comme vous le remarquez par ailleurs chez les catholiques « chacun détermine son choix (…) selon son opinion personnelle, considérée comme un droit de la conscience », évacuant de fait la distinction déjà ancienne de Maritain ?
Oui, vous avez raison : on se trouve aujourd’hui au-delà de cette distinction. Plus exactement, ce qui dans l’esprit de Maritain ne concernait déjà qu’une exception (la défense en bloc, par les catholiques, de leur honneur et de leur place gravement menacés dans la société, sous la direction explicite de leurs pasteurs) est devenu caduc – bien que quelques évêques français isolés aient agi différemment au cours de ces dernières années. Mais déjà du temps de Maritain, la fameuse distinction n’était qu’une couverture bien-pensante de l’enfouissement, s’appuyant sur le primat de la conscience (supposée éclairée et souveraine, si ce n’est infaillible à en croire Jean-Jacques Rousseau). Au temps immédiatement préconciliaire, et depuis Vatican II, on est passé du « parti catholique » en rangs serrés (ou de l’Action catholique comme masse de manœuvre cléricalisée et contrôlée hiérarchiquement, du moins en principe) à la justification du pluralisme des « options ». Il est donc désormais établi en « dogme » :
1) que chaque adulte catholique doit voter (et donc que l’abstention politique ou pas est un péché)
2) et que chacun se décide dans le secret de sa conscience pour le candidat de son choix.
Cela n’empêche pas d’essayer de les influencer par des moyens de persuasion plus ou moins discrets, mais c’est peu de choses. On ne voit pas comment, avec ce passé tant implanté, il serait possible, sans un profond effort de réflexion appuyé sur une solide investigation historique et une étude proprement politique, de s’extraire vraiment d’une telle conception, d’autant moins qu’elle se trouve en quelque sorte canonisée. Ici comme dans d’autres domaines, Maritain fut un pédagogue hors pair à l’intérieur des milieux catholiques de France et d’ailleurs.
Vous dénoncez une autre conséquence de la distinction maritainienne, qui serait une réduction confessionnelle de ce qui relève de la raison commune. Mais ce travers semble surtout celui de petits groupes et non une façon de penser de la majorité des catholiques français. Ces derniers ne s’opposent pas plus à l’avortement (pour reprendre votre exemple) au nom de leur foi qu’ils ne connaissent (et s’ils la connaissaient, l’admettraient-ils ?) la doctrine du Christ-Roi telle qu’elle fut exprimée dans Quas Primas. Dès lors, ne sommes-nous pas aujourd’hui dans un au-delà de Maritain, l’une des tentations étant justement chez certains catholiques conservateurs de vouloir revenir à celui-ci ?
Ici je pense qu’il faut faire quelques distinctions. La position souvent exprimée par ceux qui assument un rôle institutionnel (évêques, théologiens, responsables de publications) consiste à affirmer qu’ils parlent « en tant que chrétiens », signifiant par là, explicitement, que ce qu’ils disent ressortit à la foi chrétienne, et cela dans des domaines qui n’en relèvent pas, pour lesquels la foi est un appui, une surélévation sans doute, mais qui appartiennent au domaine de la raison, de la justice et des autres vertus naturelles. C’est bien clair quant au mariage indissoluble ou encore quant au caractère criminel de l’avortement : ne pas tuer un innocent est de pur droit naturel, même si le respect pour un être humain appelé à la rédemption en Jésus-Christ ajoute un motif de charité à cet interdit. On assiste alors à une double réduction : ce qui relève de la raison commune est placé dans le seul domaine de la foi théologale, et ce qui s’impose à tout homme et plus encore au chrétien est « offert » en tant que contribution au débat dans l’espace public, comme opinion dont il est demandé le respect mais certainement pas comme témoignage d’une vérité s’imposant universellement. La fonction de défense de la vérité que l’Église, comme « Mater et Magistra », s’efface devant la pluralité qu’impose l’agir communicationnel, pour parler comme Jürgen Habermas, c’est-à-dire l’entrechoc des énoncés les plus divers d’où sort vainqueur le plus riche de moyens de séduction et de pression.
La culture dominante
Par ailleurs, parce que c’est l’air du temps, plus exactement dans ce qu’il vaut mieux appeler la culture dominante (où des dominants dominent des dominés…), tout cela tend à être reçu et pratiqué comme allant de soi, même si l’on pense ou subodore qu’accepter de présenter une vérité universelle comme une simple opinion n’est pas dans le fond quelque chose de vrai. Il faut tenir compte de l’ignorance des procédés de la domination culturelle, et de la résignation qui en résulte. En partie cependant cette réalité pesante est ébranlée par la circulation d’informations que permettent pour l’instant les publications d’informations sur Internet, qui, malgré d’autres défauts assez évidents de dispersion et de confusion des genres, assurent un certain degré de dépassement de la vie dans le mensonge propre à l’époque.
Évidemment donc, nous sommes au-delà de Maritain, à nous en tenir à la lettre d’Humanisme intégral, quatre-vingts ans après. Mais nous cueillons ses fruits. Alors, dans ces conditions, voir aujourd’hui surgir une curieuse tentative d’habilitation du conservatisme anglo-américain dans l’espace catholique français… Pour moi, c’est une illustration du désarroi des uns devant une évolution du système établi dont ils n’ont pas compris qu’il avait une nature évolutive face à laquelle il convient de réagir autrement qu’en désirant s’y cramponner. Le retour en grâce du conservatisme a quelque chose de ridicule, dans la mesure où il est à la portée de chacun de comprendre que l’expression recouvre une simple aspiration à ralentir le mouvement, sans plus. Conserver quoi ? les « valeurs non négociables » ? la « laïcité ouverte » ? En ce sens, le conservatisme dont on entend parler aujourd’hui ne me semble être qu’un déguisement de ce qui, depuis l’aube de la Révolution française, a été appelé la droite. Peut-être également l’annonce tout aussi enthousiasmante du retour des « modérés » (mais avaient-ils donc disparu ?). Blanc bonnet, bonnet blanc !
À ce sujet, il semble que l’idée qui se répand chez les catholiques français soit plutôt celle de donner une incarnation et une expression politique-électorale au courant conservateur, qui éviterait la remise en cause radicale de la modernité tout en défendant les « valeurs » ? Pensez-vous qu’il y ait là, à nouveau, une voie sans issue ?
Oui, vous définissez bien les éléments de ce nouveau mixte : « valeurs » qui ne valent que pour ceux qui y souscrivent, et intégration. Un simple avatar de l’histoire plutôt crépusculaire des droites en France, pensant pouvoir imiter l’exotique conservatisme britannique, dont par ailleurs on peut mesurer assez facilement ce qu’il représente. Et surtout en décalage avec l’évolution interne du régime qui va dans le sens d’une évacuation toujours plus grande des principes au profit de la gestion technique et de la praxis pure. Certes, les idées conservatrices-modérées peuvent séduire, comme toujours depuis l’origine de cette attitude, une fraction de la bourgeoisie, mais je doute fort qu’elle permette d’affronter des situations conflictuelles fortes, telles que nous devons en admettre maintenant la possibilité effective. C’est du moins ce qui me semble.
Si on comprend très bien votre critique des solutions communautaristes chrétiennes (Hauerwas, Cavanaugh ou Dreher), on ne perçoit pas très bien vos préconisations concrètes. Quelles sont-elles ?
Les solutions communautaristes auxquelles vous faites allusion sont toutes nées dans le creuset du protestantisme américain (Hauerwas est méthodiste, Dreher est issu du protestantisme, est devenu catholique et est à présent orthodoxe). Cela est vrai y compris de William Cavanaugh, qui est catholique mais puise les solutions qu’il propose dans la pratique de l’activisme qu’il a connu lorsqu’il se trouvait au Chili dans les rangs du progressisme anti-Pinochet, aux côtés d’autres militants de la propagation des « valeurs démocratiques » à travers le monde. Tout cela est bien typé, et conduit à vouloir « camper » au milieu de la société, ce qui ne correspond pas exactement à la consigne évangélique d’être dans le monde sans être du monde. Cela étant, les crunchy cons ne sont pas en tout des disciples de Thoreau et n’entendent pas vivre dans les bois ! Ils ne s’en définissent pas moins comme une nouvelle contre-culture. Le défaut de ces élaborations, au-delà de leur exotisme et de leur lien intrinsèque avec l’américanisme, est le rejet du politique, l’incitation à vivre à part. C’est une nouvelle version, à l’américaine cette fois, de la kénose chère aux disciples allemands de Bonhoeffer et Metz, qui, les uns et les autres, posent en idéal le retrait hors de la Cité, la dissolution qui, dans « la sacristie », qui dans quelque formule nomade calquée, drogue à part, sur les TAZ, les « zones autonomes temporaires », caractérisées par l’exercice d’une « tactique de la disparition » prônée par Hakim Bey, leur grand concepteur.
Vers le retrait de la cité ?
Tout cela revient périodiquement mais n’a aucune validité pratique. Il faut bien distinguer ici ce qui relève de la survie et de l’organisation clandestine rendue nécessaire dans certaines circonstances – je pense à ce que relatait en son temps, celui du communisme oppresseur, la petite Chronique de Lituanie, ou à l’organisation des prêtres réfractaires et de leurs soutiens pendant la Terreur, ainsi qu’à toute autre forme de résistance collective – et d’autre part, ce qui entre dans la catégorie des tentatives utopiques, phalanstères, micro-communautés « bénédictines », voire des gated comunities, ces résidences bien closes protégées des intrusions, peut-être bien utiles dans la perspective d’une guerre de tous contre tous, mais tout de même bien éloignées du modèle de la polis aristotélicienne et de la communauté politique selon saint Thomas.
Car c’est sans doute à ce point qu’il pourrait y avoir, plutôt qu’il y a préconisation, non de l’opinion particulière que vous ou moi pourrions avancer, mais parce que dans l’ordre de la raison universelle, il existe des principes, des règles, des conséquences à en tirer hic et nunc. Sur ce registre, il règne un gros déficit, parallèle à l’activisme qui souvent perce – excusez-moi d’épingler apparemment votre question – chaque fois qu’après un appel motivé et peut-être un peu long à s’asseoir et réfléchir, on s’entend répondre : mais alors, qu’est-ce que vous proposez ? Quand ce n’est pas : votre rêve de retour au moyen âge, etc. Les circonstances présentes, avec leurs désillusions, et malgré la persistance de ces attitudes de fuite, devraient cependant permettre aux plus préoccupés de s’interroger sérieusement sur fins et moyens et d’en tirer des conséquences pratiques. Pour résumer et m’en tenir au point initial afin de vous répondre, je dirai que « ma » première préconisation est de commencer à ouvrir les yeux, afin de voir ce qui est, pour le comparer avec ce qui doit et peut être hic et nunc, plutôt que de courir après des recettes usées et contre-productives.
Pour aller plus loin :
Église et politique, changer de paradigme, sous la direction de Bernard Dumont, Miguel Ayuso et Danilo Castellano, Artège, 382 pages, 19,50 €.
Il est temps de sortir de la servitude vonlontaire, entretien avec Bernard Dumont.