« Alléluia, montre-nous, Seigneur, ta miséricorde et donne-nous ton salut. » (Psaume 84, 8)
Le tout premier alléluia de l’année liturgique nous fournit l’occasion de proposer d’emblée une réflexion plus générale sur cette pièce extraordinaire du répertoire grégorien. En effet, l’alléluia est sans doute le représentant le plus typique des mélodies grégoriennes, et également le genre musical qui nous offre les créations les plus intéressantes du moyen-âge et peut-être même de toute l’antiquité. C’est un chant qui se déploie autour d’un mot d’origine biblique. Alléluia vient de l’expression hébraïque Hallelu (2ème personne du pluriel de l’impératif du verbe Hillel) qui signifie louez, et Yah qui est l’abréviation du nom sacré de Dieu (Yahvé : celui qui est).
L’expression a conservé sa forme hébraïque aussi bien en grec qu’en latin et dans toutes les langues européennes. Dans tous les passages de l’Ancien Testament où l’alléluia est employé, il sert d’acclamation liturgique d’un caractère triomphal et joyeux. Le Nouveau Testament ne l’emploie qu’une seule fois, dans le livre de l’Apocalypse (19, 1-7) : « Après quoi j’entendis comme un grand bruit de foule immense au ciel, qui clamait : « Alléluia ! Salut et gloire et puissance à notre Dieu, car ses jugements sont vrais et justes : il a jugé la Prostituée fameuse qui corrompait la terre par sa prostitution, et vengé sur elle le sang de ses serviteurs. » Puis ils reprirent : « Alléluia ! Oui, sa fumée s’élève pour les siècles des siècles ! » Alors, les vingt-quatre Vieillards et les quatre Vivants se prosternèrent pour adorer Dieu, qui siège sur le trône, en disant : « Amen, alléluia ! » Puis une voix partit du trône : « Louez notre Dieu, vous tous qui le servez, et vous qui le craignez, les petits et les grands. » Alors j’entendis comme le bruit d’une foule immense, comme le mugissement des grandes eaux, comme le grondement de violents tonnerres ; on clamait : « Alléluia ! Car il a pris possession de son règne, le Seigneur, le Dieu Maître-de-tout. Soyons dans l’allégresse et dans la joie, rendons gloire à Dieu, car voici les noces de l’Agneau, et son épouse s’est faite belle. » L’alléluia apparaît ici lié à un contexte nuptial (les noces de l’Agneau). Chez les Juifs il était néanmoins davantage lié à la Pâque et il gardera cette préférence chez les chrétiens, même s’il connaîtra un succès qui dépassera de beaucoup son cadre originel pascal et même liturgique. Les Pères de l’Église témoignent de ce succès. Un saint Jérôme affirme qu’on entend l’alléluia partout. Il sert à la liturgie des funérailles, mais aussi de cri de guerre aux armées chrétiennes (les Bretons contre les Saxons et les Pictes), aux matelots qui le chantent tout en ramant sur les flots. Un monastère espagnol porte le nom de monastère de l’alléluia. Il passe dans la vie privée et devient une oraison jaculatoire privilégiée. Voici trois beaux textes de saint Augustin :
« Alléluia signifiant Louez Dieu, louons le Seigneur, mes frères, louons-le par notre conduite et par nos paroles, par nos sentiments et par nos discours, par notre langage et par notre vie. Dieu ne veut aucun désaccord dans celui qui répète ce chant. Commençons donc par mettre d’accord en nous la langue avec la vie, la conscience avec les lèvres; oui , mettons d’accord nos mœurs avec nos paroles, dans la crainte que nos bonnes paroles ne rendent témoignage contre nos mauvaises mœurs. Oh ! que l’Alléluia sera heureux dans le ciel, où les anges sont le temple de Dieu. Là, que l’accord parfait en louant Dieu ! quelle allégresse assurée en le chantant ! Là encore, point de loi dans les membres pour résister à la loi de l’esprit; point de lutte dans la convoitise pour menacer la charité d’une défaite. Afin donc de pouvoir chanter alors l’alléluia avec sécurité , chantons-le maintenant avec quelque sollicitude. » (Saint Augustin, sermon 256)
« alléluia signifie louange à Dieu, et ce mot nous rappelle, pendant le travail, ce que nous ferons durant notre repos. Lors en effet qu’après les fatigues de la vie présente nous serons parvenus à ce repos heureux, nous n’aurons d’autre affaire que celle de louer Dieu, d’autre occupation que de chanter alléluia. Que veut dire alléluia ? Louez Dieu. Mais qui peut louer Dieu sans interruption, sinon les anges? Ils ne sont sujets ni à la faim ni à la soif, ni à la maladie ni à la mort. Nous aussi nous avons chanté l’alléluia ; on l’a ici chanté ce matin et en paraissant parmi vous nous venions de le chanter encore. C’est comme un parfum qui s’exhale de cette patrie des divines louanges et du repos bienheureux pour arriver jusqu’à nous; mais comme le poids de notre mortalité nous accable bientôt ! Nous nous épuisons en chantant et nous cherchons à réparer nos forces; le fardeau de notre corps nous rendrait onéreuses les louanges divines, si nous les chantions longtemps. C’est seulement après cette vie et ses fatigues que de toutes nos forces et sans interruptions nous redirons l’alléluia. Que faire donc, mes frères ? Répétons ce chant autant que nous en sommes capables, afin de pouvoir le répéter toujours; et dans cet heureux séjour l’alléluia sera tout à la fois notre nourriture et notre breuvage, notre repos actif et toute notre joie. Chanter l’alléluia, c’est louer Dieu. Or, comment louer sans cesse, si on ne jouit sans aucun dégoût? Quelle ne sera donc pas l’énergie de notre âme, l’immortalité et la force de notre corps, pour que l’âme ne se lasse pas de contempler Dieu, et pour que le corps ne s’épuise pas en continuant à le louer ? (Saint Augustin, sermon 252)
« Pour Dieu, bien chanter, c’est chanter dans la joie. Mais qu’est-ce que chanter avec transport? C’est comprendre que des paroles sont impuissantes à rendre le chant du cœur. Voyez ces travailleurs qui chantent soit dans les moissons, soit dans les vendanges, soit dans tout autre labeur pénible : ils témoignent d’abord leur joie par des paroles qu’ils chantent; puis, comme sous le poids d’une grande joie que des paroles ne sauraient exprimer, ils négligent toute parole articulée et prennent la marche plus libre de sons confus. Cette jubilation est donc pour le cœur un son qui signifie qu’il ne peut dire ce qu’il conçoit et enfante. Or, à qui convient cette jubilation, sinon à Dieu qui est ineffable? » (Saint Augustin, 2ème sermon sur le psaume 32)
Retenons en tout cas que dans la Bible, partout où il est employé, c’est un mot qui implique le chant et un chant de louange et de joie. Et dans la liturgie, c’est principalement mais pas exclusivement un chant dominical et pascal.
Une antienne grecque du début du IVème siècle unit de façon très belle l’alléluia au temps de Noël, en chantant « Celui qui est né à Bethléem, qui a été élevé à Nazareth et qui a habité la Galilée. Nous avons vu un signe dans le ciel. Les bergers qui veillaient admirèrent l’astre brillant. Agenouillés, ils dirent : Gloire au Père, alléluia ! Gloire au Fils, alléluia ! Gloire au Saint-Esprit, alléluia, alléluia, alléluia ! »
La liturgie ambrosienne nous offre un beau témoignage de la dévotion à l’alléluia dans cet adieu chanté à ce chant de joie au début du carême : « Alléluia, ferme-toi et scelle ta parole, alléluia ; et qu’il repose dans vos cœurs, alléluia, jusqu’au temps prescrit ; et vous direz avec grande joie le jour venu : alléluia, alléluia, alléluia ! » Au moyen-âge, il y avait même toute une petite mise en scène pour dire adieu à l’alléluia au début du carême. Un répons chantait ceci : « Qu’un bon ange du Seigneur t’accompagne, alléluia, et organise bien ton voyage, afin que tu reviennes vers nous avec joie, alléluia, alléluia. Que tes années soient multipliées par le Seigneur, que tu reviennes par le chemin de la sagesse, alléluia. »
Au cours de la messe pontificale de la Vigile Pascale, dans le rite romain, après avoir chanté l’épître et remis le livre au cérémoniaire, le sous-diacre se rend directement devant le trône de l’évêque et dit à voix claire : Reverendissime Pater, annuntio vobis gaudium magnum quod est alleluia ; il s’approche aussitôt et lui baise la main. Puis un chantre vient pré-entonner l’alléluia à l’évêque qui, se levant sans la mitre chante alléluia trois fois, élevant la voix d’un degré à chaque reprise, le chœur le répétant de même chaque fois. Ce retour solennel de l’alléluia dans la nuit de Pâques est certainement un des rites les plus expressifs de toute l’année liturgique. Dans ce contexte de la Pâque chrétienne, cette expression de louange invite l’Église-Épouse à célébrer le Christ qui est passé de la mort à la vie et qui lui est désormais rendu. Elle laisse donc éclater sa joie à la vue de la victoire totale et définitive qu’il a remportée sur le péché et sur la mort. L’émotion contenue qui monte irrésistiblement dans cette triple grande vague de louange, prélude à l’explosion joyeuse du verset Confitemini Domino, qui accomplit les Écritures. Elle inaugure aussi la longue et belle série des mélodies du Temps Pascal. L’alléluia est ainsi devenu le symbole privilégié de la joie triomphante de l’Église, et il retentit sans réserve dans la liturgie, de Pâques à la Pentecôte. Saint Benoît qui consacre un chapitre de sa Règle à l’alléluia, demande qu’il soit chanté sine intermissione (sans interruption) durant la période pascale.
C’est au plan musical toutefois que l’alléluia grégorien présente la plus belle originalité. Il déploie en effet sa mélodie sur la dernière syllabe de ce mot, c’est-à-dire celle qui prononce le nom béni de Dieu (Yah, Yahvé). Cette façon de chanter à un double sens très profond. D’abord on chante le nom de Dieu, on loue le Seigneur en s’éternisant si l’on peut dire, non sur le verbe qui signifie la louange, mais sur l’objet lui-même de la louange, c’est-à-dire Dieu. C’est un chant on ne peut plus théologal, on ne peut plus contemplatif. Et puis ce chant à la vocalise interminable semble vouloir nous dire que les mots ne suffisent plus à exprimer nos sentiments. Le jubilus de l’alléluia, comme on l’appelle, transporte notre âme dans une région où il n’y a plus besoin de paroles, la région de gloire où les saints exultent avec les mots mêmes de Dieu. Nous jubilons plus encore que nous chantons, et ce jubilus est devenu comme le symbole des joies sans fin du paradis.
Avec tout cela, on n’a pas dit grand chose de ce premier alléluia de l’année liturgique Ostende nobis. Son texte est emprunté au psaume 84, verset 8. Il contient une demande essentielle, celle de la miséricorde et du salut. L’incarnation est en effet une œuvre de miséricorde. C’est pour nous et pour notre salut que le Verbe est descendu du ciel dans le sein de la Vierge Marie. C’est à cause du péché que le Seigneur a envisagé ce voyage impensable de Dieu dans l’humanité saccagée. L’amour créateur est devenu miséricorde. La rédemption est la preuve de cette miséricorde. Dieu s’apprête à nous montrer sa miséricorde dans ce petit être fragile, l’un de nous, qui va naître du sein de celle qui est appelée à bon droit la mère de miséricorde.
Au plan mélodique, cet alléluia est une mélodie type du 8ème mode que nous aurons l’occasion de retrouver au cours de l’année liturgique. La mélodie de cet alléluia du 8ème mode est l’une de celles qui reviennent le plus fréquemment sur le cycle de l’année liturgique.
Quant au verset, il est tout enveloppé de lumière, d’une simplicité radieuse. Il s’agit d’une prière touchante, mais la mélodie donne l’impression, par sa paix, que la demande est déjà exaucée et elle goûte la façon si aimable dont la miséricorde est en train de venir à nous. On peut noter la belle vocalise très déroulée, très calme, très souple et legato, de salutare qui exprime très bien la reconnaissance et même le recueillement contemplatif de l’âme devant cette douce promesse. Aucun éclat de voix, c’est doux, chaud et lumineux comme le mystère de Noël qui apporte d’emblée, dès le début de l’Avent son caractère aimable et paisible.
Pour écouter cet Alleluia: