Alain Finkielkraut est devenu au fil des ans un personnage central du débat national. Personnage éruptif au verbe tranchant et ciselé, objet d’exaspération pour les uns et d’admiration pour les autres, il laisse rarement indifférent. Ses sujets d’intervention se situent au cœur de notre désenchantement national : l’école républicaine, la langue française, l’immigration, l’amour conjugal, l’identité nationale, l’antiracisme et l’antisémitisme, bref, chacun de ces sujets meut les passions et suscite la controverse. Finkielkraut a le mérite de participer au débat en ayant le souci d’être compris du plus grand nombre sans jamais déroger à l’élégance du style.
Né en 1949 à Paris, de parents d’origine juive polonaise (son père est rescapé d’Auschwitz), cet ancien maoïste dénonce dans Le Nouveau Désordre amoureux (1) l’ambivalence de « la libération sexuelle », ce « nouvel Empire du génital ». Nourri par la lecture d’Emmanuel Levinas, d’Hannah Arendt et de Martin Heidegger, il s’engage dans une critique de plus en plus forte du multiculturalisme et de l’individualisme libertaire, au nom des valeurs de l’universalisme des Lumières.
Ainsi dans La Défaite de la pensée (2) déclare-t-il : « La barbarie a donc fini par s’emparer de la culture. À l’ombre de ce grand mot, l’intolérance croît, en même temps que l’infantilisme. Quand ce n’est pas l’identité culturelle qui enferme l’individu dans son appartenance et qui, sous peine de haute trahison, lui refuse l’accès au doute, à l’ironie, à la raison – à tout ce qui pourrait le détacher de la matrice collective –, c’est l’industrie du loisir, cette création de l’âge technique qui réduit les œuvres de l’esprit à l’état de pacotille (…). Et la vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie. » On peut bien sûr trouver que le rapprochement qu’il fait entre la pensée contre-révolutionnaire d’une part et le multiculturalisme relativiste d’autre part est outrancier et qu’il cherche là un gain rhétorique au détriment de la rigueur de l’analyse. Maistre et Bonald peuvent certes être identifiés comme des sources de la sociologie (via Saint-Simon et Comte) mais les réduire à être des idolâtres du particularisme national parce qu’ils récusent l’universalisme abstrait des Lumières est aller un peu vite en besogne. De même suggérer que les partisans du tout culturel à la mode antiraciste (les années Lang et SOS Racisme) en sont les héritiers paradoxaux parce qu’ils communient dans une même haine de la raison formelle, c’est rater le sens véritable de la tradition monarchiste et de son articulation, par la médiation de la foi catholique, à la nature humaine et à la quête du vrai et du bien.
Un patriotisme ardent
Alain Finkielkraut, agrégé de lettres, n’est pas à considérer comme un historien de la pensée philosophique ; il ne construit pas non plus une œuvre originale. Il puise dans ses nombreuses et riches lectures de quoi penser les enjeux contemporains pour éclairer ses compatriotes. En cela, il est un intellectuel dans la plus pure tradition dreyfusarde. Mais sa critique des auteurs nationalistes (Barrès et Maurras) ne l’amène pas pour autant à épouser le camp du cosmopolitisme, bien au contraire. Dans son avant-dernier livre, L’Identité malheureuse (3), il témoigne de son patriotisme ardent en citant Emmanuel Levinas : « La France est une nation à laquelle on peut s’attacher par le cœur aussi fortement que par les racines » et Simone Weil dont il s’approprie le « patriotisme de compassion » : à savoir aimer la France « comme une chose qui, étant terrestre, peut être détruite, et dont le prix est d’autant plus sensible ». Mais alors comment saisir le centre de cet itinéraire parfois paradoxal, initié voici plus de quarante ans ? C’est dans son ouvrage sur Péguy, Le mécontemporain (4), que Finkielkraut dévoile le point de cohérence de sa démarche. (Il a fait graver sur son épée d’académicien cette magnifique sentence de Péguy : « La République une et indivisible, notre Royaume de France »).
Finkielkraut y définit le dreyfusisme à la manière de Péguy « comme une noblesse oblige républicaine ». Et il continue en le citant : « Plus nous avons de passé derrière nous, plus (justement) il nous faut le défendre ainsi, le garder pur. “Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu”. C’était la règle et l’honneur et la poussée cornélienne ». Et Finkielkraut de commenter : « La race (…) se définit comme le fait doublement paradoxal de naître avec une parole d’honneur et de pouvoir s’y dérober à tout instant. Rien n’est jamais acquis ou donné. Ce que Péguy désigne sous le nom de pureté (…) est donc la vigilance morale de celui qui ne veut pas déroger (…) le pur selon Péguy (…) est l’homme qui ne passe pas de compromis. » Ce que Finkielkraut reçoit de Péguy est donc ce sens de la réceptivité d’un don incarné, de la vie de l’esprit raciné dans une épaisseur charnelle. Réceptivité, condition de toute transmission authentique, elle-même gage d’une réelle intégration des nouveaux venus à la nation. D’où son zèle ombrageux à défendre une école républicaine digne de ce nom face aux assauts du relativisme culturel et de l’économisme triomphant. Cependant Finkielkraut est peut-être un péguyste en devenir, dans la mesure où la fascination que le fondateur des Cahiers exerce sur lui s’arrête au seuil de l’acte de foi en Dieu. En effet, concluons par cette émouvante confidence de notre nouvel académicien, révélatrice de son inquiétude spirituelle : « Les sujets religieux m’intéressent. Je crois que la culture a une dette à l’égard de la religion et qu’il faut toujours acquitter sa dette. (…) Je ne suis pas du tout un esprit religieux ! Rien ne me console de la mort, rien n’en retire le dard venimeux… Je n’ai aucun espoir dans l’au-delà ni pour moi ni hélas pour les miens. Je suis inconsolable ! Athée convaincu, je ne suis pas pour autant un mécréant ; il n’y a dans mon incroyance ni motif de gloire ni révolte contre une loi divine qui de toute façon n’existe plus. En même temps, j’aime dans le judaïsme que ce soit une religion du texte, une religion de l’étude, et j’aime dans le christianisme ce rapport tout à fait singulier à la mort. Je ne crois pas à la vie éternelle ! Mais j’aimerais tant qu’un croyant m’en persuade… » (5).
1. Seuil, coll. « Points », 384 p., 7,60 €. 2. Gallimard, coll. « Folio essais », 178 p., 6,40 €. 3. Stock, 228 p., 19,50 €. 4. Gallimard, coll. « Folio », 256 p., 6,40 €. 5. Famille chrétienne, n° 1879, 15 janv. 2014.