La question posée en titre de cet éditorial surprendra peut-être, voire choquera, après l’effervescence née de l’événement d’Annecy. Disons-le d’emblée pour dissiper d’éventuels malentendus : il n’est pas question ici de minimiser le courage d’Henri s’opposant à un homme armé d’un couteau et décidé à tuer des enfants.
Pourtant un autre constat s’impose aussi. Il ne porte plus cette fois sur Henri et sur son courage mais sur ce qu’on a voulu en faire, y compris à droite et dans les milieux catholiques.
À peine l’événement connu, les réseaux sociaux s’en sont, en effet, emparés, déversant comme il fallait s’y attendre un océan d’opinions. Les médias plus traditionnels n’ont pas été en reste et, parmi eux, la presse de droite et la presse catholique ne furent pas les dernières à commenter l’événement.
Annecy au risque de la société du spectacle
Commenter ? À vrai dire, ce fut une marée de propos et de tentatives d’explications ou d’analyses censées nous dire qui était vraiment le héros du jour et pourquoi il avait agi de cette manière. Un brillant confrère de la presse catholique a ainsi expliqué, alors qu’il n’avait probablement jamais rencontré Henri de sa vie, quelles étaient les racines de son courage. Encore une fois, l’emballement médiatique a été général comme si secrètement la France attendait un héros et qu’elle en trouvait enfin un.
Mais la presse catholique devait-elle réagir à l’événement de la même manière que la presse séculière ? Si c’est avec professionnalisme, rigueur, souci des sources et de l’information vérifiée, la réponse ne fait aucun doute. Elle est positive. Mais si c’est pour participer, nous aussi, à la « société du spectacle » ?
On doit au situationniste Guy Debord l’invention en 1967 de ce concept dont la compréhension large semble s’appliquer de manière assez pertinente à notre époque. Nous sommes, en effet, arrivés à un stade du monde libéral où le lien social, et plus largement l’unité de la société tout entière, fragmentée à l’extrême, ne reposent plus sur la réalité des choses mais sur son commentaire, sa mise en scène, sa « publicisation », sur l’entretien du bruit médiatique plus réel que le réel, un réel de substitution qui crée l’illusion de l’existence et de la liberté.
D’où l’avertissement de Debord : « Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même. » Pour ce faire, il a besoin d’une nourriture permanente que nous lui avons copieusement fournie sans prendre garde que nous nourrissions le monstre moderne que nous ne cessons de dénoncer par ailleurs. Avons-nous oublié Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » ?
Défaillance du politique et servitude morale
Il faut pourtant aller plus loin, là encore en prenant le risque d’être mal compris ou mal interprété. La tragédie d’Annecy est le fruit de politiques menées depuis des décennies dans le domaine de l’immigration non contrôlée et de (l’in)sécurité. Ces politiques elles-mêmes prennent racine dans la modernité avec ses notions subverties de liberté et d’égalité.
En nous focalisant, en partie à juste titre, sur la réaction courageuse d’Henri, nous nous sommes auto-intoxiquées nous-mêmes, croyant qu’il suffirait qu’une armée de jeunes héros se lèvent pour régler les maux (politiques) de la société. Une sorte de spontanéisme catholique et de droite a prévalu sans prise en compte de la réalité du système dans sa globalité, de l’emprise de la société du spectacle et du capitalisme de surveillance qui lui est désormais associé. Pourtant, le citoyen ordinaire n’a pas pour vocation d’être un héros, mobilisé en permanence pour régler les problèmes d’une société qui s’écroule.
Comme l’écrivait naguère avec justesse le philosophe Marcel De Corte, on ne fait pas du social avec de l’individuel. Pareillement, on ne règle pas du politique en recourant à l’héroïsme des individus. C’est à l’État d’assumer la justice, la sécurité et la paix. À défaut de pouvoir agir directement sur celui-ci, il nous appartient de discerner les causes de ses défaillances et les logiques à l’œuvre qui ont mené au chaos.
Un discernement qui doit d’ailleurs s’accompagner d’un examen de conscience global sur les défaillances et les trahisons des catholiques sur le plan politique. À ce titre, le premier pas consiste certainement à sortir de la servitude (morale) volontaire, en recouvrant notre liberté intérieure et en retrouvant le sens du réel, propédeutique à tout redressement.