Le Figaro (2 février 2021) publie un très longue article sur le rôle que se donne les entreprises de mener une lutte idéologique, remettant en cause le rôle du politique. Des nouvelles féodalités se sont profondément installées, mais nous en sommes encore la plupart du temps à dénoncer celles de l’ère médiévale et plus largement de l’Ancien Régime. Contre ce « meilleur des mondes » il faut réhabiliter la nature de l’homme et l’éminente dignité de la politique.
Les entreprises ne se contentent plus d’engranger des profits. Pour le meilleur et pour le pire, elles se sont muées, depuis quelques années, en acteurs moraux, résolument engagés dans la société. En novembre dernier, Decathlon supprimait ainsi ses spots publicitaires de la chaîne CNews, dont « l’orientation délétère » avait été pointée par le collectif militant Sleeping Giants. Malgré l’interdiction par la loi française, L’Oréal soutenait, de son côté, il y a quelques mois, dans un message interne, le parcours de gestation pour autrui (GPA) d’un de ses dirigeants. Quant au réseau social Twitter, déjà au cœur des polémiques après avoir clos le compte du président sortant des États-Unis après les violences du Capitole, il a à nouveau ému la classe politique hexagonale, la semaine dernière, en fermant temporairement le compte d’un sénateur LR qui avait posté un message virulent pour dénoncer la présence dans sa circonscription d’une femme intégralement voilée.
« Nous sommes entrés dans un monde post-hégélien, confirme Armand Hatchuel, professeur aux Mines. Autrefois, les rôles étaient bien répartis : l’État détenait l’intérêt général, la société civile se préoccupait de ses besoins, et les entreprises, de leurs profits. À ce prix, les entreprises pensaient avoir gagné leur liberté, en réalité, elles étaient sorties de l’histoire. Désormais, l’État, la société civile et les entreprises dessinent en commun l’avenir. » L’histoire compte des précédents : au cœur de la révolution industrielle, les patrons, souvent aussi députés, étaient tacitement chargés d’assurer la paix sociale sur leur territoire en se préoccupant des logements, de la retraite, de la santé de leurs employés. (…) Pour répondre à cette demande, les grands groupes s’inspirent des bonnes pratiques instaurées, depuis plusieurs décennies, par des entrepreneurs et investisseurs engagés dans l’écologie, l’éducation, l’intégration… « Nous investissons dans des entreprises qui cherchent à résoudre un problème social ou sociétal de fond, détaille l’un des piliers de cet écosystème de l’économie sociale, Laurence Méhaignerie, présidente de Citizen Capital. Je crois que tous les fonds à impact historiques partagent globalement la même définition du bien commun. La question qui se pose aujourd’hui est celle de l’intensité : la contribution au bien commun est-elle au cœur de la stratégie des entreprises ou à la marge », voire un simple objet de communication ?
Pour tenter de structurer le débat, en France, la loi Pacte de 2019 a institué un statut juridique réservé aux acteurs plus engagés, « l’entreprise à mission ». En parallèle, elle a créé un label beaucoup moins contraignant, la « raison d’être », dont s’est immédiatement emparé tout le CAC 40. Dans un pays aux salaires comprimés, les entreprises n’ont en effet pas les moyens de passer à côté de ces enjeux de sens. « Grâce à la compétence de nos collaborateurs, à une démarche responsable et pluriculturelle, à notre ancrage dans les territoires et à notre capacité d’adaptation aux modes de production et de consommation, nous avons pour ambition d’être leader de la transition alimentaire pour tous », arbore ainsi fièrement Carrefour. Les raisons d’être des groupes français mettent toutes en avant ces mêmes valeurs sympathiques. (…) Au sein des entreprises et des fonds les plus engagés, la question de la définition du bien est débattue depuis longtemps. Dans la Silicon Valley, les plus progressistes l’assimilent à la quête de l’immortalité. « Je me souviens avoir étudié un investissement dans une start-up qui proposait des solutions d’aide à la fertilité, se rappelle l’investisseur Nicolas Celier, cofondateur de Ring Capital. Certains autour de la table estimaient qu’il était positif d’aider des couples en difficulté, d’autres que cela contrevenait à nos engagements environnementaux. » L’entrepreneur Guillaume Desnoës propose, pour sa part, de créer un « serment de l’entrepreneur », fondé sur la « dignité de la personne humaine, la non-marchandisation du travail, le respect du vivant… »
Ces réflexions prennent tout leur sens quand elles s’appliquent à des projets concrets. Elles deviennent vertigineuses dès lors qu’elles veulent s’imposer comme un agenda universel des transitions à mener. Partout des mouvements de citoyens de la « périphérie », en France les « gilets jaunes », se sont d’ailleurs insurgés contre ce tournant. « Aujourd’hui, les entreprises se retrouvent sur un socle de valeurs communes très consensuelles, mais il est tout à fait possible qu’à moyen terme la polarisation qui existe partout ailleurs dans la société touche aussi le monde du business », note alors l’économiste Augustin Landier. Dans ce scénario, où la guerre des valeurs serait menée par les entreprises et leurs actionnaires, ce serait au tour des politiques de sortir de l’histoire !