Membre de l’Académie française, Jean-Marie Rouart publie chez Bouquins Ce pays des hommes sans Dieu un essai sur le face-à-face entre une France déchristianisée et un islam conquérant. Le Figaro Vox (4 mai 2021) en publie des extraits significatifs. Nos hommes politiques mais aussi nos hommes d’Église en feront-ils leur livre de méditation ?
Qui ne pressent que nous sommes à la croisée des chemins. Que l’ordre qui nous régit ne pourra pas durer en l’état. L’islam est à notre porte. De quelque manière qu’on aborde ce sujet, il pose un problème d’autant plus délicat à résoudre que nous avons du mal à l’aborder sur le fond. En effet nous avons pris l’habitude en France de nier l’existence du fait religieux, de le regarder d’un œil tantôt indifférent, tantôt suspicieux comme le vestige d’une arriération sinon mentale, du moins philosophique. Beaucoup acceptent de coexister avec les religions, sans pour autant faire l’effort de les comprendre ni même tenter de mesurer leur importance. Il y a depuis la Révolution une hostilité déclarée de militants laïcs qui, héritiers de Voltaire et des Lumières, continuent de mener le combat anticlérical contre « l’infâme » et la « calotte ».
La France, autrefois considérée comme « la fille aînée de l’Église », se veut aujourd’hui le parangon de la laïcité. S’émanciper de la tutelle religieuse, c’est sa manière de se sentir adulte. Elle est fière de son modèle et le considère, à son habitude, universaliste, comme devant servir d’exemple au monde. Il est de peu d’importance pour les gouvernants français de se dire que la France est l’un des rares pays au monde à ne pas tenir compte de Dieu dans ses proclamations. (…)
La grande interrogation aujourd’hui est donc double : la société française, si fragile et débordée, est-elle en mesure d’apporter un contre-projet efficace face à la menace de l’islam ? La loi sur le séparatisme n’aborde qu’une partie de la question en la noyant dans un ensemble. En stigmatisant les extrémismes religieux, le projet de loi englobe dans un même discrédit l’islamisme extrémiste et l’héritage judéo-chrétien qui fonde notre civilisation. Or cet héritage, qu’on soit croyant ou non, on est obligé d’admettre qu’il a profondément pétri la pâte française, pays religieux par excellence : c’est de lui que proviennent nos valeurs, notre culture, notre sensibilité, y compris l’idée même de laïcité. Plutôt que de se montrer méfiant, voire hostile, vis-à-vis de cet acquis culturel judéo-chrétien d’une extraordinaire richesse morale et spirituelle, artistique et littéraire, ne vaut-il pas mieux le revendiquer pour offrir aux musulmans de France un modèle qu’ils puissent admirer et auquel ils puissent, par là même, adhérer ? (…)
C’est une église d’aujourd’hui qui, je l’espère, ne ressemble pas trop à celle de ma paroisse du 7e arrondissement : le maître-autel ressemble à un juke-box et l’on est tenté d’y jeter la pièce du denier du culte pour avoir une partie gratuite. Sur le parvis des affiches lumineuses en tous points semblables à celles du supermarché voisin indiquent en caractères lumineux les heures des offices, les horaires pour les confessions – si tant est qu’il en existe encore -, les dates de la kermesse, les mariages. Dans l’église, un groupe de fidèles clairsemé écoute, résigné, le prêtre descendu pour toujours d’une chaire à jamais inutile, vestige d’une ancienne pratique et que son inutilité semble dénoncer. Pourtant c’était du haut de cette chaire que le prêtre proclamait « la vérité, le chemin et la vie ». Tout y est morne, d’une laideur municipale : pas de statues de saints, de Christ, de baptistère, ni quoi que ce soit qui témoigne d’une préoccupation artistique ou du goût de la beauté. Aucun chant, aucune musique, ne retentit sous ces voûtes lugubres pour une assistance de fidèles qui, en dépit de l’ardeur de leur foi, semblent attendre d’être libérés de ce pensum sans grâce. Et encore j’ai la chance d’avoir devant moi des vitraux d’une figuration saint-sulpicienne banale et non comme l’église de Beauvais des œuvres qui semblent inspirées de mauvaises bandes dessinées. Comme beaucoup de fidèles mon esprit s’égare, distrait par un marmot qui pleure et que sa mère emmène pour calmer ses sanglots.
Oui, comme beaucoup de ces fidèles, je me demande : comment en sommes-nous arrivés là ? À cette Église qui manifeste si peu d’enthousiasme et qui semble plus par devoir, par habitude, que par passion évangélique, célébrer un dieu mort. Où est passée l’Église triomphante qui chantait la gloire de Dieu par tous les moyens de l’art, de la peinture, de la musique, du chant, qui diffusait avec éloquence du haut de sa chaire des sermons où vibraient les réminiscences souveraines des oraisons de Bossuet et le style ardent des Pères de l’Église ? (…)
En fait Vatican II avait soulevé un tel espoir que beaucoup préférèrent s’aveugler pour ne pas trop doucher leur enthousiasme. Mais au fond celui-ci ne satisfaisait pleinement personne, laissant la plupart des participants frustrés. Les partisans du mouvement trouvaient qu’on n’avait pas été assez loin, les conservateurs qu’on s’était laissé griser par l’air du temps. On en retiendra surtout l’idée que l’Église splendide, triomphante, conquérante, se résignait à ne plus être seule : « Le chemin, la vérité, la vie ». Bonne fille, elle partage la vérité. Si l’on n’est pas très attentif aux textes, le prosélytisme ne lui semblait plus être essentiel. D’autre part, malgré de vibrantes parenthèses sur l’art sacré et la beauté des textes, l’Église met un terme à cette pompe qui auréolait son prestige, à sa dilection pour les arts qui avaient magnifiquement illustré son message, suivant en cela la tradition gréco-romaine, la vérité portée par la beauté. Le merveilleux chrétien s’estompe au profit d’un prosaïsme religieux et d’une austérité qui ôte la soutane aux prêtres pour qu’ils ne soient pas trop différents des autres hommes. Que comme les pasteurs protestants, ils n’arborent pas orgueilleusement leur sacerdoce, mais se glissent discrètement dans la foule des fidèles. D’une certaine façon l’Église se ressentait d’une longue inspiration janséniste. Surtout on voyait la marque du protestantisme dont elle semblait de plus en plus subir l’influence.
Telle qu’elle ressortait du concile, l’Église était-elle prête à affronter les grands défis qui s’offraient à elle ? Sans entrer totalement dans la querelle ouverte par Mgr Lefebvre, et surtout les provocations politiques qu’il lancera par la suite, il faut admettre qu’elle perdait beaucoup de son charme, certains disaient de son âme.