Auteur d’un Dictionnaire amoureux de la géopolitique, l’ancien ministre (socialiste) des Affaires étrangères, Hubert Védrine répond aux questions du Point (11 février) et estime qu’il est urgent de sortir de ce qu’il qualifie d’irrealpolitik.
Après l’« hyperpuissance américaine », cette expression que vous avez inventée il y a vingt ans et qui a beaucoup circulé, vous formulez un nouveau concept : l’« irrealpolitik ». Qu’entendez-vous par là ?
L’idée dominante, dans les médias, dans l’opinion, c’est que la realpolitik, qui est finalement l’art subtil d’élaborer des compromis, serait le summum du cynisme. Je pense justement que l’« irrealpolitik », cet idéalisme issu du wilsonisme et du droit-de-l’hommisme qui se drape dans une fausse générosité ou dans un romantisme irréfléchi, entraîne des conséquences bien plus négatives. Elle vire même parfois au fanatisme.
Votre dictionnaire contient le mot « repentance »… Pourquoi ?
Parce qu’elle envahit tout. C’est une attitude morale ou religieuse individuelle. Le chrétien se repent de sa mauvaise action, en échange de quoi il reçoit l’absolution et est lavé de ses péchés… Pourquoi pas ? À chacun d’y trouver ce qu’il y cherche. En revanche, depuis deux décennies, alors même qu’en Europe nos pratiques religieuses sont en déclin, nous avons choisi d’ériger le concept de repentance en principe collectif. Sur la question de la colonisation ou de l’esclavage, du fait d’une forme de volonté de revanche dans certains groupes et d’un masochisme dans d’autres (nous !), nous devrions être repentants. La vraie question est celle-ci : sommes-nous coupables de ce qu’ont fait nos ancêtres ? Sommes-nous responsables des tragédies du passé ? La réponse est évidemment non. Considère-t-on les jeunes Allemands d’aujourd’hui pour ce que leurs arrière-grands-parents ont fait entre 1933 et 1945 ? Combien de paysans bretons du début du XXe siècle ont entendu parler de la colonisation ? Quoi qu’en dise la Bible, nous, en tant qu’individus ou en tant que peuple, ne pouvons pas être responsables « jusqu’à la septième génération » des actes de nos aînés. Nous avons certes le devoir de corriger les effets de leurs politiques et, surtout, de clarifier les zones d’ombre historiques. Oui à la franchise historique, oui à l’honnêteté factuelle. Elles sont indispensables. Mais il n’y a pas de raison de conditionner nos actions actuelles à un remords.