Au quotidien n°151 : un Internet de contrôle social ?

Publié le 18 Fév 2021
Au quotidien n°151 : un Internet de contrôle social ? L'Homme Nouveau

De partout, on réfléchit à l’implication d’Internet dans nos vies. La sociologue Shoshana Zuboff  estime que « les géants de l’économie numérique pratiquent une forme inédite de capitalisme à travers la collecte massive de données personnelles. » Elle s’en explique à la revue Etudes (février 2021).

Ce concept de capitalisme de surveillance a germé dans mon esprit, il y a longtemps, mais il a mis un certain temps à mûrir. En 1988, j’ai publié In the Age of the Smart Machine [« L’ère de la machine intelligente »], un livre basé sur des enquêtes de terrain menées à différents niveaux. J’avais aussi bien visité des usines que des bureaux pour approfondir mes recherches sur ce tournant de l’informatisation dans les entreprises. J’observais que le formidable pouvoir d’attraction qu’exerçait l’informatique dans ce nouvel environnement social – rapidité des tâches à accomplir, fluidité de la communication, ergonomie, etc. – s’accompagnait dans le même temps d’une tentation de contrôle des employés de la part de leurs directions.

Internet semble, au contraire, nous permettre d’être décisionnaires et plus impliqués dans nos choix, n’introduit-il pas plus d’horizontalité dans nos vies ?

Sh. Z. : Cette manière de faire « participer » toujours davantage les utilisateurs dans le processus permet d’accroître la valeur ajoutée du service et, partant, la valeur boursière de l’entreprise qui le propose. Mais cet élargissement de la communauté des consommateurs est sous-tendu par une volonté de surveiller ces mêmes usagers. Il faut savoir ce qu’ils consomment et aiment consommer afin d’attiser leur désir de consommation et les orienter vers des produits à acheter. Ainsi, ces pratiques intrusives vont-elles découvrir un tas de choses vous concernant, sans que vous vous en aperceviez. Le contrôle de Big Other n’est pas palpable. C’est une surveillance à laquelle il paraît d’autant plus difficile d’échapper qu’elle n’est pas apparente.

De quand date cette surveillance ?

Sh. Z. : L’emprise de ces sociétés à la faveur de l’essor du phénomène informatique est le premier fil qui m’a conduite à découvrir la surveillance. Force m’était de constater que le numérique était un formidable instrument de contrôle. On avait affaire à un pouvoir unilatéral, un mouvement monopolistique, allant dans un seul sens, sans aucune contrepartie. Ce risque a été présent dès le départ. On peut remonter aux années 1970, voire 1960. C’est un problème de long terme, dont les effets perdurent à ce jour et vont croissant. Il est aujourd’hui devenu difficile d’échapper à ce projet de marche ambitieux, dont les tentacules s’étendent de l’aiguillonnage (herding) des innocents joueurs de Pokémon Go à la consommation dans les bars, les restaurants, les magasins qui paient pour jouer sur les marchés des comportements futurs, en passant par l’appropriation sans vergogne des profils Facebook en vue de remodeler les comportements individuels, qu’il s’agisse d’acheter une crème traitant l’acné le vendredi à 17 heures 45, de cliquer « oui » sur une offre de nouvelles baskets alors que l’endorphine irrigue votre cerveau après votre jogging dominical, ou encore de voter la semaine prochaine.

PS : En raison du mercredi des Cendres, il n’y a pas eu de publication d’Au quotidien le mercredi 17 février 2021. La parution habituelle reprend ce jeudi 18 février 2021.

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