Au quotidien n°165 : du bon usage de l’histoire…

Publié le 10 Mar 2021
Au quotidien n°165 : du bon usage de l’histoire… L'Homme Nouveau

Sur le Figarovox, l’historien Pierre Vermeren revient sur l’utilisation idéologique de l’histoire en évoquant l’origine de l’accusation de génocide portée contre la France par l’Algérie du FLN et… la Turquie d’Erdogan.

Vos ancêtres ont tué un million d’Algériens. Donnez des comptes sur cela. Quant à la Turquie, il n’y a rien de tel dans son passé (…). Nos mains ne sont pas tachées de sang, les vôtres le sont », a déclaré le 8 février 2021 le président turc Erdogan, dans un énième discours vengeur à l’adresse du président Macron et de la France. En quelques mots est dite la mécanique de l’imprécation génocidaire : la France a commis un « génocide » en Algérie – ancienne province coloniale ottomane – qu’elle refuse de reconnaître (quand bien même le candidat Emmanuel Macron a désigné en 2017 la colonisation française en Algérie comme un « crime contre l’humanité ») ; la Turquie, héritière de l’Empire ottoman, n’a jamais commis de génocide (« rien de tel »), ni en Algérie, ni en Anatolie ; les 18,5 % de chrétiens que comptait l’actuel territoire turc au début du XXe siècle, réduits à 0,09 % des 83 millions de Turcs en 2020, se sont donc envolés par enchantement ; la reconnaissance officielle par la France d’un génocide d’1,5 million de chrétiens arméniens et syriaques en Anatolie à partir de 1915 est une affabulation destinée à masquer ses propres menées criminelles en Algérie ; le premier génocide moderne n’a donc pas été commis en terre d’islam contre des chrétiens, mais contre des musulmans par des « chrétiens ».

Cette relecture, par Erdogan et ses partisans, de l’histoire triangulaire des trois pays (Algérie, France, Turquie), est validée pour sa partie franco-algérienne par les autorités d’Algérie. Mais laissons la Turquie à sa propre histoire génocidaire, pour revenir sur la longue genèse de l’allégation de génocide adressée à la France coloniale.

En 2008, dans un article rigoureux, feu Charles-Robert Ageron, historien réputé de l’Algérie coloniale (qui fut directeur de thèse de Benjamin Stora), a décrit la manière dont les autorités de la jeune République algérienne ont converti la répression des émeutes dites de Sétif et Guelma (Constantinois) du 8 mai 1945 en crime génocidaire.

Rappelons les faits. Le 8 mai 1945, la célébration de la victoire des Alliés tourne au drame en Algérie. Lors du défilé de la victoire à Sétif, un coup de feu tue un porteur du drapeau algérien, point de départ d’une sanglante chasse aux Européens qui fit 102 morts jusqu’au 11 mai. L’insurrection avait été envisagée par l’appareil politique clandestin du Parti du peuple algérien (PPA). Mais ayant embrasé d’emblée 17 communes, la spontanéité du soulèvement paysan aux cris de « djihad fi sabil allah » (« djihad dans la voie d’Allah ») surprend la direction du PPA qui fait marche arrière face à la répression. Celle-ci est déclenchée avec une grande brutalité, mêlant forces de police, Garde civile, groupe de villageois, puis l’armée. Des milliers de musulmans sont tués dans la région jusqu’à la fin mai, surtout dans des exécutions sommaires ou des bombar­dements.

Dans les mois qui suivent, une bataille de chiffres des victimes s’engage. Alors qu’en Algérie, le chiffre de 45 000 « martyrs » est sanctuarisé depuis 1962, le consensus de la plupart des historiens français et algériens travaillant en France sur archives et témoignages dépasse rarement 8 000 morts. Mais là n’est pas l’essentiel.

Quand les termes juridiques de « génocide », inventé en 1943 par Raphael Lemkin (absent de Nuremberg en 1945-1946 au procès des chefs nazis) et de « crime contre l’humanité », usité quant à lui à Nuremberg, furent-ils utilisés par les autorités algériennes pour qualifier l’insurrection avortée du Constantinois ? Après l962, dans l’euphorie de l’indépendance, tandis que la coopération avec la France se poursuit de plus belle – de Gaulle favorise de beaucoup l’Algérie par rapport à ses voisins -, ce soulèvement devient le premier acte de la « révolution ». Sous Ben Bella, Boumédiène puis Chadli, le qualificatif de génocide – évoqué dès la fin des années cinquante par le PPA – semble oublié : malgré la proclamation des « 1,5 million de martyrs de la révolution » – chiffre aussi idéologique que les 45 000 morts -, l’Algérie socialiste regarde son avenir.

La situation se retourna avec la déstabilisation du régime après 1986. En quelques années, l’échec du socialisme industriel, la terrible guerre aux islamistes, et l’humiliation d’avaliser la prédiction de De Gaulle quant aux guerres intestines à venir entre Algériens, allaient ramener vers le « génocide » imputable à la France. Pour surmonter et occulter les périls, l’appareil d’État algérien revient à la mémoire de la guerre contre la France. (…)

L’hostilité à la France satisfait l’opinion islamiste, indiffère l’Allemagne et les Américains, et permet d’occulter les massacres commis il y a plus d’un siècle en Anatolie, après ceux de la lointaine Algérie, lorsque les convois rapportaient à dos de mules au dey d’Alger les cargaisons d’oreilles des milliers de Berbères ou d’Arabes algériens décapités pour révolte ou refus de l’impôt. Erdogan déclara à Alger le 27 février 2018, que « les Français ont massacré 5 millions de musulmans en Algérie ». L’avantage des chiffres idéologiques est qu’ils peuvent se contredire sans peine, à la baisse comme à la hausse.

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