Après une interruption pascale, « Au quotidien » reprend sa parution avec cet article de Libération (7 avril 2021). Si les jeux vidéos sont souvent dénoncés pour les conséquences qu’ils produisent chez les joueurs, ils le sont moins pour ceux qui les conçoivent ou se préparent à les concevoir.
Ces dernières années, les établissements formant les futurs professionnels du secteur ont fleuri, quitte à devenir des lieux de conditionnement à la culture du surtravail qui règne dans le milieu. (…) «Au début de la quatrième année d’école, je suis arrivée à un point où je voulais disparaître, je ne voulais plus exister. Je ne pouvais pas continuer à bosser comme ça. Ça peut paraître absurde mais j’ai réalisé que je vivais vachement mieux en ne faisant pas des semaines de 90 heures.» Les mots sont ceux de Clotilde, étudiante de l’établissement Rubika. La jeune femme est précise, vive, et impatiente de rompre définitivement les liens avec son école, une des plus réputées du secteur. Son récit va dans le sens de ceux recueillis par le Syndicat des travailleurs du jeu vidéo (STJV), qui a lancé il y a un an un appel à témoin sur les formations spécialisées du secteur. Comment les étudiants vivent leur scolarité ? Quels problèmes rencontrent-ils ? Accablants, les dizaines de témoignages anonymisés soulignent combien le malaise est profond. Burn-out, dépressions, tentatives de suicide, harcèlements, agressions sexuelles… Le tableau qui s’esquisse est celui d’un milieu sans règle et sans cadre, où des élèves subissent une pression constante. (…)
A l’origine, ces formations n’ont rien d’une évidence. Des années 1970 à 2000, le jeu vidéo était l’affaire d’autodidactes qui inventaient le langage ludique en le produisant. Puis il a fallu former les futurs professionnels d’un secteur qui n’en finissait plus de croître. Vingt ans après la création de l’Enjmin à Angoulême, de Supinfogame (devenu Rubika) à Valenciennes et de l’Isart Digital à Paris, établissements pionniers qui font toujours figure de modèles, on ne parvient plus à dénombrer les formations. (…)
«Les débuts, c’était un émerveillement, j’avais des étoiles plein les yeux, c’était tellement différent du lycée», raconte une élève. «C’est très étrange et formidable de parler de jeux dans un cadre scolaire», se réjouit un autre. Fraîchement sortis du lycée, les étudiants qui intègrent les plus grandes formations privées ne rêvent pas de gloire ou de fortune, ils ne cherchent pas à accéder à un statut social prestigieux, mais seulement à obtenir un poste de junior dans une industrie qui les fait rêver. (…) Pour nombre d’élèves avec lesquels Libération s’est entretenu, le charme des débuts laisse peu à peu place à autre chose. Une inquiétude pour soi ou pour les autres. C’est une collègue de promo qui, d’épuisement, s’effondre dans les escaliers. Un autre qui s’évanouit en classe. Un garçon qui manque de se tuer dans un accident de voiture faute de sommeil. C’est un jeune en burn-out qui durant deux semaines ne répond plus ni aux SMS ni au voisin qui frappe à la porte, avant que les pompiers ne débarquent. C’est faire équipe avec un apprenti codeur qui ne tient le rythme que grâce à la coke. Ou un professeur qui voit trois élèves s’effondrer en pleurs dans son cours parce qu’ils ne savent plus comment gérer. C’est, enfin, une jeune femme qui, après une tentative de suicide, se fait engueuler par ses camarades : «Non mais ça va pas ! Comment on va faire pour le projet ? Tu te rends pas compte…»
Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Cette détresse ressemble fortement à celle provoquée par une pratique qui colle à l’industrie du jeu vidéo : le «crunch». Un néologisme qui désigne un surtravail normalisé, étalé sur de longues périodes, et présent dans les grands studios comme dans les start-up indés. Un euphémisme qui évite aussi de parler d’heures supplémentaires et de droit du travail. Le crunch, c’est le mythe sacrificiel d’un développeur qui se tue à la tâche, d’une création qui ne peut naître que dans la douleur. (…) Retour aux écoles, où cette culture du crunch se superpose au bachotage inhérent aux études supérieures. «Vous allez chialer» ; «en décembre, je ne veux plus des humains, je veux des zombies» ; «si vous ne vous habituez pas maintenant, vous allez mourir dans l’industrie» ; «il faut vivre game design, respirer game design» ; «si t’es pas capable de tenir à l’école, tu tiendras pas deux minutes dans l’industrie, tu devrais arrêter dès maintenant.» Derrière le folklore langagier propre à chaque établissement, la teneur des messages répétés par les responsables pédagogiques et les intervenants est le même d’une école à l’autre : pour réussir, il ne faudra pas compter ses heures.