Ancien conseiller politique de François Hollande, Aquillo Morelle vient de publier L’opium des élites (Grasset) dans lequel il remet en cause l’utopie fédéraliste de l’Europe et le rôle de la gauche dans ce virage. Il a répondu aux questions du Figaro Magazine (8 octobre 2021).
L’européisme réunit-il les élites de droite et de gauche ?
Le reniement de 2008 l’a tristement illustré : une très large partie des élites, gauche et droite confondues, communie en effet dans cette religion européiste : toute question – géopolitique, stratégique, économique – devrait trouver sa réponse au niveau de l’Europe. Cette « pensée unique » a engendré la « politique unique » - « There is no alternative », selon la formule de Thatcher. Les électeurs ont certes gardé le droit de vote et peuvent toujours changer de majorité ou de président, ils ont été, en revanche, dépossédés du pouvoir de changer les politiques conduites. S’est ainsi ouvert le règne de la « démocratie conforme aux marchés » – la Marktkonforme Demokratie prônée par Merkel en 2011.
De gaulliste, la droite devint orléaniste. (…) Historiquement force de transformation de la société, le Parti socialiste se réduisit progressivement à une « gauche morale ». Il troqua le mot d’ordre rimbaldien qui avait symbolisé son projet et contribué à sa victoire – « Changer la vie » – pour un « Touche pas à mon pote » conforme à son nouvel objet social, menant une politique de droite avec des mots de gauche.
Le socialisme visait à représenter le peuple, à agir en son nom et pour son bien – Léon Blum fut porté à Matignon par le Front populaire. Le gaullisme prétendait, lui, en être l’incarnation naturelle – « le gaullisme, c’est le métro aux heures de pointe », avait résumé André Malraux. Ces deux traditions politiques populaires ont fini par s’embourgeoiser et par converger en un même centrisme européiste. Mitterrand et Delors ont liquidé le socialisme en mars 1983 ; Chirac et Juppé en firent de même avec le gaullisme en octobre 1995. Dans les deux cas, le sabordage se fit pour et par l’Europe, au nom de celle?ci et par son truchement.
Selon vous, le fameux « tournant » de François Mitterrand en mars 1983 n’était pas un tournant économique, mais un tournant politique : un tournant fédéraliste…
Il n’y avait pas de crise financière en mars 1983. L’endettement public, en particulier, n’était que de 20 % du PIB ; aujourd’hui ce même ratio atteint 116 % ! Les chiffres d’alors ont été dramatisés à dessein pour une situation certes sérieuse mais en rien dramatique. Surtout, on pouvait très bien engager cette politique « de rigueur » sans en faire la première étape d’une glissade fédéraliste. Or, c’est bien ainsi que Mitterrand et Delors ont conçu et décidé le revirement de mars 1983, qui fut un tournant fédéraliste et non un virage « libéral ». C’était là pour eux le moyen de convaincre Kohl et Thatcher de nommer Delors à la tête de la Commission européenne (janvier 1985), de préparer la présidence de l’Europe par Mitterrand (janvier-juillet 1984), de lancer l’acte unique européen (1986) qui enclencherait à la fois un nouvel engrenage fédéraliste (extension du vote à la majorité) et le grand mouvement de libéralisation de l’Europe (297 directives pour mettre en place le « grand marché unique »). Rien n’imposait de passer de la « rigueur » au fédéralisme, si ce n’est la volonté politique de Mitterrand, dont c’était là le « grand dessein ». Mitterrand était un fédéraliste de toujours, une conviction qu’il a longtemps dissimulée. Dès 1968, il avait lui-même posé le dilemme qui serait celui de la gauche au pouvoir : « le socialisme ou l’Europe ». Il fit son choix en 1983 : ce fut celui de l’Europe.
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Vous défendez l’Europe comme civilisation. L’Union européenne est-elle en train de défaire cette civilisation ? Pourquoi ?
L’Europe est une civilisation fondée sur l’admirable diversité des nations qui la composent et lui donnent sa chair et son esprit. La civilisation européenne, ce sont ces merveilleuses cultures nationales, couronnées par leur participation à une figure spirituelle supérieure, celle de l’Europe. Ainsi que le résuma Fernand Braudel, l’unité de l’Europe est « avant tout une unité culturelle, c’est-à-dire une certaine façon de vivre et de penser, où que nous vivions en Europe, et qui nous est toujours compréhensible ». Or, cette magnifique civilisation, notre bien commun et notre bien le plus précieux, n’est pas défendue par la Commission, ni dans sa substance ni dans ses frontières, obsédée qu’elle est de s’approprier des prérogatives qui doivent rester celles des nations.