Au quotidien n°345 : deux traditions liturgiques, une seule foi

Publié le 21 Fév 2022
Au quotidien n°345 : deux traditions liturgiques

Anne Le Pape a interrogé pour le quotidien Présent (18 février 2022) le père Gabriel Diaz-Patri, argentin qui célèbre le rite byzantin et le rite romain. Il est par ailleurs directeur du Centre international d’études liturgiques

Vous avez donc desservi pendant neuf ans l’église russe de la Sainte-Trinité à Paris. Que vous a apporté le fait de célébrer en ce rite ?

— En fait, je célèbre encore aujourd’hui dans le rite byzantin, donc il ne s’agit pas d’une expérience passée, terminée. Mais les années à Paris ont eu un caractère spécial, elles m’ont donné l’expérience de la célébration régulière de la liturgie dans le cycle de l’année liturgique, année après année, pour une communauté stable, avec une liturgie bien soignée, dans une église parfaitement adaptée à la célébration du rite, ornée de belles icônes de grande qualité (les icônes font partie intégrante de la célébration liturgique dans le rite byzantin) et un chœur excellent, capable de chanter chaque dimanche, mais aussi pour les fêtes, et spécialement la Semaine sainte, très exigeante musicalement. En semaine, nous avions aussi des célébrations dans la mesure où l’on pouvait compter sur un ou deux chantres au moins, parce qu’il n’existe pas d’équivalent de la messe basse, tout doit être chanté, soit la partie du célébrant comme les réponses, et aussi les lectures. Ce bon niveau liturgique n’était pas du tout mon œuvre, je n’ai fait que continuer ce que j’avais reçu quand j’ai pris la charge de la paroisse.

Un autre aspect spécial de cette expérience était la possibilité de diffuser ce trésor liturgique, soit pour les gens de passage, soit à travers la radiodiffusion (une fois par an, la messe était diffusée par Radio France), et quelquefois nos cérémonies ont même été retransmises par la télévision.

“L’iconostase dissimule, mais en même temps elle manifeste”

— Vous êtes actuellement directeur du CIEL où vous faites des recherches qui vous permettent une comparaison des traditions d’Orient et d’Occident. Quels liens voyez-vous entre le rite latin traditionnel et le rite byzantin ?

— A première vue, on voit des différences profondes de structure, de forme et de « style » entre les rites ; on trouve des pratiques et usages très différents, parfois contradictoires, je pense, par exemple, à l’utilisation liturgique du chant de l’Alléluia, qui a des significations tout à fait opposées dans le rite romain et le byzantin : dans le premier, il est synonyme de joie, et le chant par excellence du temps pascal ; ainsi, l’un des points forts à la veillée pascale est le chant solennel de l’Alléluia qui revient après avoir été complètement exclu des offices pendant tout le carême. Au Moyen Age, au début de la Septuagésime, on faisait, dans certains endroits, une cérémonie dénommée « l’enterrement de l’Alléluia », les « funérailles » d’un rouleau qui portait écrit le mot Alléluia et restait enterré jusqu’à Pâques. Et il sera le chant récurrent pendant tout le temps pascal. En revanche, chez les Byzantins, on appelle « temps d’Alléluia » le carême et tout autre temps liturgique de jeûne et de pénitence pendant l’année, à tel point que les jours où l’office est appelé d’« Alléluia », il est même interdit de célébrer la messe. Si nous ne prenons pas en compte cela, nous pouvons être confrontés à bien des malentendus comme, par exemple, en apprenant que dans l’office byzantin des funérailles, on chante à plusieurs reprises l’Alléluia. Mais il n’a pas du tout le sens de « joie » qu’il a en Occident !

D’autres différences sont moins profondes qu’il n’y paraît à première vue : par exemple la séparation de l’espace de l’autel et de la nef de l’église par le truchement de l’iconostase qui ne laisse pas voir le prêtre pendant la plus grande partie de la messe, et dont les portes restent fermées même pendant la consécration. Mais on ne doit pas oublier qu’en Occident les églises ont souffert des transformations très importantes au XVIIIe siècle. Auparavant, on trouvait partout des jubés dans les églises : à Notre-Dame, à Amiens, à Chartres, le maître-autel restait caché derrière le mur en pierre dont on peut voir des débris au Louvre ou au musée de Cluny. Même si la fonction liturgique du jubé était très différente de celle de l’iconostase byzantine, il marquait avec la même force la séparation de la nef et du sanctuaire. Dans les églises les plus petites de Bretagne ou, en traversant la Manche, en Grande-Bretagne, on peut voir encore aujourd’hui des exemples dont la forme s’approche plus de celle de l’iconostase.

(…)

On touche ici un point central du génie de la liturgie byzantine : son symbolisme. Est-ce une exclusivité de celui-ci ?

Un excellent exemple en est l’offertoire : comme dans la liturgie latine médiévale, il a un fort sens sacrificiel anticipé (ce qu’on appelle techniquement la « prolepse »), mais, à partir des commentaires de l’époque patristique, cette anticipation s’est développée à partir de l’image de la prophétie d’Isaïe 53 sur le serviteur souffrant ; mais, ne se limitant pas aux paroles, il incorpore des actions symboliques pour reproduire un « rite d’immolation » de la victime très élaboré. D’abord, le prêtre récite l’hymne liturgique du Vendredi saint : « Tu nous as rachetés de la malédiction de la loi par ton Sang très précieux. Cloué sur la Croix et percé par la lance, tu fais jaillir une source d’immortalité pour les hommes. O notre Sauveur, gloire à toi ! » Et immédiatement, pendant la complexe préparation du pain (appelé de manière évocatrice « l’agneau »), sont employées les paroles du prophète prédisant le sacrifice du Servant souffrant : « Comme une brebis, il a été mené à l’immolation. Et comme un agneau sans tache, muet devant celui qui le tond, il n’a pas ouvert la bouche. Dans l’humilité, son jugement a été exalté. Qui racontera sa génération ? Car sa vie a été élevée de la terre » (Is 53, 7-8). Tandis qu’il les récite, le prêtre coupe l’« agneau » avec la « lance » (un petit couteau liturgique qui évoque la lance du centurion), en ajoutant ensuite : « Il est immolé, l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde, pour la vie et le salut du monde » (cf. Jn 1, 29). Il perce alors, de la lance, le côté de « l’agneau » en disant cette formule : « L’un des soldats lui perça le côté avec sa lance, et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau… » (Jn 19, 34), qui dans ce contexte acquiert un fort caractère d’anticipation.

(…)

— Quelle est la conclusion que vous pouvez tirer de cette comparaison entre les deux rites ?

— Le pape Benoît XVI a insisté sur l’importance de la continuité pour la liturgie ; en l’écoutant nous pensons immédiatement à une continuité dans le temps, à travers les siècles : un rite conserve son identité fondamentale à travers des changements de détails plus ou moins importants. Mais la connaissance des autres rites de l’Eglise, et la comparaison entre eux, nous fait découvrir une autre continuité, à côté de cette « continuité diachronique » que nous venons d’évoquer (une continuité qui est plutôt « spatiale »), une continuité « synchronique » selon laquelle, dans une même période historique, on peut trouver plusieurs traditions qui coexistent et qui, malgré les différences (parfois très notables), ont une profonde identité doctrinale qui, étant inépuisable, est exprimée de multiples façons dans les diverses traditions. •

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