Dans son éditorial du dernier numéro du Figaro Magazine (13 novembre), Guillaume Roquette revient sur la cassure que la dernière élection présidentielle américaine révèle. Il en profite pour étendre son analyse au rôle de la démocratie.
Cela ne signifie nullement, bien sûr, que cette campagne électorale, et surtout le mandat de Donald Trump, n’a pas créé de profondes fractures dans la population américaine. Mais on peut faire ce constat (il est difficilement discutable) sans jeter pour autant le président battu aux oubliettes de l’Histoire. Il est un peu facile de reprocher à Trump d’avoir désuni l’Amérique, comme si la mission d’un chef d’État ou de gouvernement démocratique était forcément d’apaiser les tensions de son pays, tel un conseiller conjugal ou un agent de médiation. Et si c’était l’inverse ? Et si la plus grande qualité de la démocratie consistait au contraire, selon les termes de l’essayiste François Sureau, « à civiliser les divisions » ?
Dans un autre registre, mais sur un sujet connexe, le quotidien La Croix (10 novembre) affirme en présentant la nouvelle encyclique sociale de François :
Relativement nouveau dans le champ théologique, le concept d’amitié sociale est largement utilisé par le pape François, notamment dans son encyclique Fratelli Tutti. S’appuyant sur la notion mieux connue de fraternité, l’amitié sociale consiste à s’unir, malgré des différences sociales, culturelles ou religieuses, pour agir en vue du bien commun…
A en croire Guillaume Roquette, derrière François Sureau, la démocratie vise à « civiliser les divisions ». C’est-à-dire au fond, à les entretenir en évitant qu’elles ne dégénèrent. L’anthropologie à la base d’un tel regard politique – fondamentalement moderne – est foncièrement pessimiste et réduit l’homme à n’être qu’un loup pour l’homme selon la formule de Hobbes. « Civiliser les divisions » et non rechercher le « bien », en l’occurrence le bien commun de la cité. Cette vision moderne de l’homme et de la politique est en rupture avec la philosophie politique classique héritée des Grecs. Aristote, par exemple, dans La Politique (ou Les Politiques dans la traduction de Pierre Pellegrin, GF) indique bien que la cité repose sur une certaine forme d’amitié :
« la cité n’est pas une communauté de lieu, établie en vue de s’éviter les injustices mutuelles (« civiliser les divisions diraient Sureau et Roquette) et les échanges. Certes ce sont là des conditions qu’il fut nécessairement remplir si l’on veut que la cité existe, mais même quand elles sont toutes réalisées, cela ne fait pas une cité, car une cité est la communauté de la vie heureuse, c’est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et autarcique. (…) De là sont nés les cités alliances de parentés, phratries, sacrifices publics et activités de loisir de la vie en commun. Or toutes ces relations sont l’œuvre de l’amitié, car le choix réfléchi de vivre ensemble, c’est cela l’amitié. L a fin d’une cité, c’est donc la vie heureuse, alors que les relations en question sont en vue de cette fin. » (III, 91280b, 30-40)
Saint Thomas d’Aquin ne dit pas autre chose, en fait. Et commentateur d’Aristote, il a introduit voici bien longtemps la notion d’amitié sociale ou politique dans le registre théologique. Dans La Somme contre les Gentils, il note ainsi :
dans la société humaine, ce qui est le plus nécessaire, c’est l’amitié partagée par le grand nombre. (Livre 3, ch. 125).