Un an après la publication de Dieu ou rien qui l’a fait connaître du grand public, le cardinal Robert Sarah publie un deuxième ouvrage de ce type. À nouveau, il s’agit d’entretiens avec l’écrivain Nicolas Diat, mais aussi, dans un chapitre surprenant et qui contient en lui quelque chose d’inédit, d’un livre à trois voix puisque s’y ajoute celle de Dom Dysmas de Lassus, le ministre général du monastère de la Grande Chartreuse, un ordre monastique voué au silence.
Le silence est justement le thème qui traverse tout ce livre et, en lui-même, il s’agit bien d’un évènement. Quoi de plus humble pourtant qu’un tel sujet ? Quoi de moins actif (au moins, en apparence) que le silence, et donc de plus éloigné des besoins du jour, des causes urgentes, des plans d’action à mettre en œuvre, des décisions à prendre, des avis à donner, des commentaires à apporter, des précisions et ajustements à faire ?
Oui, répond en quelque sorte l’auteur. Tout cela est certainement important et, même, dans une certaine mesure, vraiment urgent. Mais tout cela sera vain si nous ne retournons pas à la racine de ce qui est nécessaire pour retrouver Dieu et, partant, pour accomplir ensuite tout ce qu’Il attend de nous.
On trouve là, bien sûr, un écho lointain des vieux débats sur la contemplation et sur l’action, les vertus passives et les vertus actives, le spirituel et le temporel. Mais ces débats anciens s’effectuaient dans le cadre de la chrétienté ou, tout du moins, dans un climat resté chrétien. La situation dans laquelle nous sommes plongés nous oblige à un retour beaucoup plus radical. Ici, plus de débats, de précisions théologiques ou de préférences spirituelles. C’est Dieu lui-même qu’il faut retrouver. C’est à Dieu qu’il faut faire à nouveau une place. Où le retrouver ? Dans le silence ! Comment lui faire une place ? En rétablissant le silence !
Un double mouvement
Tout au long de ce livre d’entretiens, il est donc constamment souligné que le silence n’est pas simplement une absence de bruit, ou qu’il débouche sur un vide tel que les spiritualités asiatiques le proposent. S’il exige de se taire, de contrôler les mouvements intérieurs de son imagination, le silence obéit à un double mouvement : se mettre en état d’accueillir et permettre à Dieu de se rendre présent à l’âme.
Un même double mouvement se retrouve dans le titre donné à ce nouveau livre : La force du silence. Contre la dictature du bruit. En lui-même, le silence contient donc quelque chose de positif et d’actif qui lui donne une force singulière. Mais il répond également à une violence permanente à laquelle nous sommes soumis constamment et contre laquelle le cardinal Sarah s’élève avec force. Cette « dictature du bruit », mal des sociétés contemporaines selon l’auteur, exige une véritable lutte. « Il est vital, explique ainsi le cardinal, de nous retirer au désert pour combattre la dictature d’un monde rempli d’idoles qui se gave de technique et de biens matériels, un monde dominé et manipulé par les médias, un monde qui fuit Dieu en se réfugiant dans le bruit. » (n. 103) Le programme est tracé et il est tracé clairement. Sans faux-fuyant, sans langue de buis et de contorsion mondaine.
À ce double mouvement du titre répond l’organisation même des chapitres du livre. Si le silence est abordé d’abord dans son opposition au bruit du monde (« Le silence contre le bruit du monde »), le silence divin est ensuite spécifié (« Dieu ne parle pas, mais sa voix est distincte ») avant que soient caractérisés les liens entre le silence et le sacré (« Le silence, le mystère et le sacré ») ou la place du silence face à ce grand mystère qu’est l’existence du mal (« Le silence de Dieu face au déchaînement du mal ») avant le trilogue qui s’est déroulé à la Grande Chartreuse et qui offre un superbe condensé de la place et du rôle du silence (« Comme un cri dans le désert – La rencontre de la Grande Chartreuse »).
Devant l’amplitude des thèmes abordés et, par moments, la fermeté du ton, on hésite quelque peu. S’agit-il d’un livre de spiritualité ? D’un livre de combat ? Très clairement, le cardinal Sarah offre au lecteur contemporain un livre de combat spirituel dans lequel il parle avec force et netteté en faveur de l’indispensable et de l’incontournable préalable à toute restauration de l’Église et de la société.
Une vaste conspiration
Dans La France contre les robots, livre magnifique et prémonitoire, Bernanos avait déjà tracé l’exact contour de la situation : « On ne comprend rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Ailleurs, dans le même livre, il précisait : « Dans sa lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure, la civilisation des machines ne s’inspire, directement du moins, d’aucun plan idéologique, elle défend son principe essentiel, qui est celui de la primauté de l’action ». Et de fait, deux principes essentiels s’opposent et se livrent un combat sans merci au cœur même de l’homme et de la société. D’un côté, le monde moderne qui exalte entièrement la primauté de l’action et de l’autre, le christianisme qui s’appuie sur la primauté de la contemplation.
À plusieurs reprises, dans un langage viril dont nous avons été déshabitués à l’intérieur de l’Église, le cardinal Sarah souligne les conséquences de cet antagonisme. Par exemple : « le monde moderne transforme celui qui écoute en un être inférieur. Avec une funeste arrogance, la modernité exalte l’homme ivre d’images et de slogans bruyants, tuant l’homme intérieur. » (n. 26) Ailleurs, il écrit : « Dans les prisons lumineuses du monde moderne, l’homme s’éloigne de lui-même et de Dieu. Il est rivé à l’éphémère, de plus en plus loin de l’essentiel. » (n. 45)
Retour à l’essentiel
Depuis longtemps, un tel langage nous était devenu inconnu. S’il explique et développe au plan personnel, ecclésial et social l’importance et la nécessité du silence, ce livre entend nous ramener à l’essentiel. À Dieu lui-même, qui ne peut se rencontrer dans n’importe quelles conditions, et certainement pas dans une société qui amplifie constamment le bruit pour étouffer l’âme. Il faut le lire et le méditer et cette lecture et cette méditation seront d’autant plus facilitées que les réponses du cardinal Sarah sont numérotées comme autant de pensées dans lesquelles puiser. Le silence intérieur, le silence de l’oraison, le silence liturgique, le silence comme écrin de l’âme humaine, sont des biens à reconquérir et non des utopies sur lesquelles disserter. Nous, chrétiens, nous avons ce trésor à nous réapproprier. Un cardinal ouvre la voie ; à nous de creuser le sillon et de le rendre mille fois fécond.