Pratique : le mot sonne comme l’ultime justification. Le pratique s’impose à nous, malgré nous, un peu comme le sens de l’Histoire ou du progrès. Ce sont les nouvelles forces du monde moderne.
Les réseaux sociaux sont l’antre du voyeurisme, des commentaires épidermiques et de la pensée calibrée à 240 caractères, ils alimentent les portefeuilles de géants du Web et utilisent nos données pour nourrir et développer l’intelligence artificielle… Mais c’est pratique pour retrouver des amis, trouver des infos, organiser des évènements.
Le fast-food est le royaume de l’anti-art de vivre à la française, le règne d’une nourriture aussi dégoûtante par sa composition que par la manière dont elle est produite. Mais c’est pratique.
Les enceintes connectées, qui arrivent progressivement dans les foyers français, commercialisées par Amazon, Google et Apple, enregistrent les conversations et réagissent au son de la voix, par un système de mots clés, pour répondre aux questions sur le temps qu’il fera demain ou la date de naissance d’Habermas, pour mettre une musique ou baisser les stores. Elles enregistrent pour cela les conversations (une mine de données dont on ne sait pas encore exactement quel usage en feront les géants du Web), avec des risques de piratages ou d’espionnages maintes fois pointés du doigt. Mais c’est pratique.
Des livres aux bébés…
La contraception aussi, c’est pratique. Acheter ses livres sur Amazon pendant que la librairie de la rue d’à côté va bientôt déposer le bilan et allonger la liste des commerces de proximité qui ont mis la clé sous la porte, ça aussi c’est pratique. Fabriquer un gosse en éprouvette en choisissant soigneusement ses caractéristiques génétiques pour ne pas risquer la maladie ou le handicap, c’est très pratique. Amasser des titres de livres par dizaine sur une liseuse et inviter un écran supplémentaire dans nos quotidiens déjà saturés de connexion, de bits1, de clics et de like2, renoncer au livre qui se corne, se surligne, se prête, s’abîme, se relit encore, renoncer au livre qui coûte plus cher parce qu’il fait vivre un éditeur, un auteur, un imprimeur, un libraire, renoncer au livre qui pèse plus lourd… C’est pratique. Remplacer une caissière ou un guichetier, c’est pratique aussi ! (Il faut dire que les machines ne demandent pas de jour de repos, n’ont pas d’enfants qui tombent malades, ne se syndiquent pas, n’ont pas d’états d’âme, bref, les machines n’embêtent pas les patrons.)
Romans, essais, films, séries télévisées… On ne les compte plus, qui racontent le drame d’une société régentée par les algorithmes et d’une humanité fabriquée sur mesure. Non seulement fictions et analyses sont nombreuses mais, en plus, elles ont du succès. La perspective des horreurs qui nous attendent est un thème très vendeur. Du moins tant qu’il n’implique aucun changement dans nos habitudes et nos achats. Que voulez-vous ! On n’y peut rien, « le monde évolue » et, franchement, vous l’avez compris, « c’est tellement pratique ! » Et puis s’il faut se battre contre le remplacement de l’humain par la machine, pourquoi ne pas renoncer à l’électricité, tant qu’on y est ?
C’est vrai que l’ennui, avec cette histoire de technique, c’est que le Christ ne nous a laissé aucune indication sur le nombre maximal de machines que nous pouvons posséder avant d’être condamné à l’enfer si bien que nous sommes obligés de discerner, de réfléchir, ce qui n’est pas du tout pratique, aux deux sens du terme.
En premier lieu, il convient de noter que ce qui est pratique au sens de commode n’est généralement pas du tout pratique au sens de ce qui est relatif à la maîtrise d’un art ou d’une technique. Plus nous cédons à ce qui est pratique, moins nous avons de pratique, ou si pratique il y a, elle se résume généralement à appuyer sur un bouton.
Le dictionnaire nous indique que ce qui est pratique est ce « qui offre le plus de possibilités à quelqu’un, particulièrement sur le plan de l’action ». Bref, ce qui nous permet d’agir mieux, plus vite, plus efficacement. Mais à quoi consacrons-nous le temps que nous avons gagné ? Peut-être faut-il commencer à nous interroger si le temps que nous gagnons grâce à Facebook nous permet de passer plus de temps sur Facebook.
Enfin, la facilité qu’il y a ou non à poser un acte est-elle, en définitive, un juste critère de discernement ? Une chose devient-elle bonne parce qu’elle est pratique ?
Il faudra bien nous y résoudre, être humain n’est définitivement pas pratique. Et de toutes les vertus qu’il nous faut cultiver, la moins commode est très certainement la charité. Mais si le Christ avait déclaré qu’être crucifié n’était pas pratique et qu’Il ne prendrait donc pas la peine de venir nous sauver, avouons que nous serions bien embêtés.
1. Bit : unité de mesure et de stockage unitaire de l’informatique.
2. Like : bouton incorporé dans Facebook permettant à un utilisateur de manifester son intérêt pour un contenu du site.