Dans la « novlangue » actuelle, populisme est devenu ce par quoi on désigne tous les dangers politiques auxquels nos démocraties libérales sont confrontées. « Le populisme, voilà l’ennemi ! », tel est le mot d’ordre lancé du haut de nombreuses chaires médiatiques et savantes pour alerter le bon peuple de ne pas se laisser charmer par les sirènes de la démagogie. Le populisme est stigmatisé comme une entreprise visant à flatter les bas instincts du peuple au lieu de parler à sa raison pour l’élever à la complexité des problèmes de notre monde en pleine mutation. Cette rhétorique a été abondamment utilisée pour commenter (ou plutôt condamner) le Brexit et l’élection de Donald Trump. Certains sont allés jusqu’à s’indigner « qu’un peuple (puisse) remettre en cause toute évolution considérée jusque-là comme irréversible », ce qui reviendrait « à nier l’idée même de progrès » (Jacques Attali, « Sanctuariser le progrès », L’Express, 20 juin 2016). Ou encore, l’idée même de référendum sur des sujets européens a été considérée comme instaurant « la dictature de la majorité », confirmant l’interdit que l’inénarrable Jean-Claude Juncker avait jadis énoncé : « Il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens. » L’usage du terme populisme révélerait-il a contrario la panique qu’éprouverait « l’hyper-classe mondialisée » face à la révolte des peuples contre le monde tel qu’il va ?
Tel est le diagnostic convergent posé par des auteurs venant d’horizons aussi différents qu’Alain de Benoist (Le moment populiste. Droite-gauche c’est fini, Pierre-Guillaume de Roux, 334 p., 23,90 €), Jean-Claude Michéa (Notre ennemi, le capital, Climats, 314 p., 19 €) ou encore Marcel Gauchet (Le nouveau monde, Gallimard, 770 p., 25 €). Dans de brillants ouvrages parus ces jours-ci, nous est donnée à voir la reconfiguration intellectuelle en cours, reconfiguration dans laquelle le populisme, considéré non plus comme stigmate infamant mais comme force historique, devient un élément essentiel de compréhension. À l’aune de cette problématique inédite, le clivage droite/gauche encore utilisé par beaucoup d’analystes et d’acteurs politiques semble de moins en moins éclairant. Cette situation suscite un effort intellectuel afin d’exercer sa conscience historique, sans oublier de l’articuler à sa conscience anthropologique ; bref, il s’agit de faire la part de ce qui change et de ce qui demeure dans un monde où nous sommes toujours appelés à agir en vue du bien commun de notre pays.
Une nouvelle situation historique ?
La frustration face aux promesses non tenues de la construction européenne « vendue » aux peuples comme le nouvel eldorado de l’humanité, le sentiment diffus mais tenace de dépossession démocratique, les défis identitaires que posent et la mondialisation (financière et économique) et les mouvements migratoires, appelés à s’intensifier pour des raisons géopolitiques et démographiques, tous ces facteurs sont des causes souvent invoquées pour caractériser notre nouvelle situation historique. Peut-on identifier un centre, un point nodal à partir duquel ces différents phénomènes seraient compris comme parties d’un même tout, acquérant par là une intelligibilité commune ? L’hypothèse est que ce centre est l’individualisme libéral, ce courant fondamental de la modernité qui a enfin atteint aujourd’hui sa maturité et sa complétude. Pendant longtemps ses facettes, économique, politique et culturelle, ont été disjointes et réparties dans des courants antagonistes. Ainsi le libéralisme politique et économique s’est-il longtemps allié à un certain conservatisme culturel (dans lequel « la religion » avait une part non négligeable) pour contrer la critique révolutionnaire dont il était l’objet. Ou encore le libéralisme culturel de la contre-culture des années 1960 a-t-il identifié le « patriarcat » et le « moralisme » comme les agents de la domination idéologique capitaliste.
Tous ces clivages se sont progressivement dissipés à partir des années soixante-dix et sont apparus comme des malentendus obsolètes. Pensons, par exemple en France, à la récupération/assimilation de la contestation culturelle par Giscard, suivant les conseils des loges maçonniques réalisant leur agenda anthropologique enraciné dans l’unité de la philosophie des Lumières ; ou encore à la récupération des thèmes contestataires gauchistes par le management, valorisant l’individualisation par la mise en avant de thèmes comme la créativité, la quête de sens et de bien-être ou la responsabilité (Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 980 p., 17,90 €) et bien sûr au ralliement en catimini de la gauche gouvernementale à la mondialisation économique et financière sous couvert d’édification de « l’Europe ». L’effondrement du bloc soviétique a semblé condamner définitivement toute alternative crédible à l’anthropologie politique fondée sur les droits et les intérêts de l’individu rationnel et autonome.
Le « populisme » est ce mot simple pour désigner un faisceau de phénomènes dont le dénominateur est le refus viscéral de la déliaison libérale. D’où les demandes de sécurité, de limites (redécouverte de la nature protectrice des frontières), d’autorité rendant possible le gouvernement de soi d’un peuple, de continuité avec son histoire et sa culture, etc. Le populisme peut ainsi être compris comme une résurgence du politique face à l’économisme triomphant et déshumanisant.
Cette réaction est saine mais elle ne portera de bons fruits que si elle est enracinée et comprise dans une anthropologie politique sachant situer et articuler les différentes dimensions de l’ordre humain. La crise de notre civilisation est donc le moment opportun de redécouvrir la sagesse de la doctrine sociale de l’Église ; celle-ci est le fruit d’une longue expérience de la vie commune accumulée par la raison naturelle, éclairée et purifiée par la Révélation divine. De Léon XIII choisissant de revivifier l’héritage de la philosophie et de la théologie de saint Thomas au Pape François exhortant les peuples à résister à la cupidité, en passant par Pie XII et saint Jean-Paul II, les catholiques disposent d’un trésor pour notre monde. Connaissons-nous ce trésor ? Pratiquons-nous les vertus grâce auxquelles le monde commun peut perdurer dans la paix et la justice ? La vraie réforme est la réforme des mœurs, c’est-à-dire celle dont nous sommes les acteurs dans notre vie quotidienne.