Peut-on se remettre un jour de la perte d’un enfant ? Et, lorsque l’épreuve touche un proche, existe-t-il des mots justes, qui ne ravivent pas la blessure ? Et la foi, rend-elle la souffrance un peu moins intense ? Les questions sont nombreuses, les réponses délicates et souvent très personnelles. Isabelle Verney, une mère qui a perdu une petite fille in utero juste avant sa naissance, livre ici son témoignage et raconte avec simplicité comment elle a surmonté la douleur du deuil périnatal.
Entretien avec Isabelle Verney
Propos recueillis par Odon de Cacqueray
Vous avez écrit Ma main dans la tienne, un livre sur le deuil périnatal suite à la mort de votre fille peu de temps avant sa naissance. Pourquoi avoir voulu en témoigner ?
Au départ, cela n’était pas prévu. Après la mort de Maëlis, décédée in utero juste avant la naissance, j’étais complètement démunie. J’ai donc acheté un carnet dans lequel je notais mes pensées tous les soirs. J’étais effondrée, c’était une manière pour moi de faire face. Quelques mois plus tard, j’ai repris ces notes pour les remettre en ordre, aller de l’avant et fixer certains souvenirs qui, à l’époque, me paraissaient très importants. J’ai également pensé à mes autres enfants, assez jeunes au moment de ce deuil mais qui voudraient peut-être savoir plus tard ce qui s’était passé. Reprenant ces notes, j’ai pris conscience qu’il y avait un sens à ce que je vivais, qu’il y avait une certaine lumière à travers cette épreuve épouvantable. Une amie m’a encouragée à rédiger ce livre et à le faire publier. J’y ai beaucoup réfléchi car cela suppose de s’ouvrir à des inconnus et de se livrer, mais l’aide qui m’a été apportée quand je traversais cette épreuve m’a décidée à témoigner de ce que j’avais reçu.
Comment avez-vous réussi à donner un sens à votre souffrance ?
Au début, on ne comprend rien, l’intensité de la douleur est telle que l’on n’arrive pas à l’assumer. C’est ce qui est communément appelé l’étape du déni. Il faut beaucoup de temps avant d’arriver à assumer la douleur et les conséquences concrètes de l’absence. Mais au fur et à mesure, j’ai pris conscience que je n’avais pas été abandonnée, ni de Dieu, ni de mes amis. J’ai compris que j’allais tout de même pouvoir avoir une relation avec cet enfant que je connaissais peu, une relation dans la Foi. J’ai également découvert que tout le bonheur de ma vie n’était pas derrière moi. J’aurai toujours cette souffrance, cette cicatrice que je sens encore aujourd’hui, mais il est possible de vivre avec. Une amie m’avait dit : « le deuil c’est un tunnel, on le traverse et on s’en sort », et j’ai découvert cette traversée du tunnel. D’une certaine façon, il est apaisant de prendre conscience que si nous ne maîtrisons rien dans la vie, nous pouvons cependant traverser des situations épouvantables et y survivre.
L’intensité de votre souffrance est en bonne partie liée à la mort de votre fille à la fin de la grossesse. Quelles différences faites-vous entre une fausse couche et ce que vous avez vécu ?
C’est un point délicat. Il se trouve que j’ai vécu trois fausses couches en plus de la mort de Maëlis. Je m’interdis de hiérarchiser les souffrances parce qu’elles doivent toujours être entendues mais il est possible de faire des distinctions. L’OMS on parle de fausse couche jusqu’à la 20ème semaine, c’est-à-dire cinq mois de grossesse, ce qui est déjà très tardif. Pour ma part, je parle de « fausses-couches précoces » jusqu’au troisième mois de grossesse. La distinction est importante parce que le vécu n’est pas exactement le même. En général, une fausse couche n’est pas forcément connue de tout l’entourage alors que, quand vous êtes enceinte de neuf mois et que vous perdez votre bébé, tout le monde le sait. Cette situation a un avantage et un inconvénient : vous avez la compassion des autres mais vous devez affronter les regards de pitié, ce qui peut être très difficile.
Lors d’une fausse couche, il y a interruption d’une grossesse, alors que je l’ai menée jusqu’au bout pour Maëlis. Je n’ai pas eu la date anniversaire de naissance à passer comme un seuil fatidique. En revanche, dans le cadre d’une fausse couche précoce, les médecins peuvent proposer une intervention médicale pour retirer l’embryon. À partir du deuxième trimestre, c’est un accouchement et donc vous avez tout le vécu, la souffrance, la fatigue de l’accouchement. Lors d’une fausse couche, on ne connaît pas vraiment le bébé, même si parfois il est possible de le voir. Dans mon cas, j’ai mis au monde un bébé tout à fait ordinaire, si ce n’est qu’il était décédé. Ce sont donc bien deux réalités différentes.
Vous parlez du regard de pitié difficile à supporter. Comment accompagner une femme ou un homme qui a perdu son enfant in utero ?
D’abord, il faut garder en tête que nous sommes dans l’ignorance de la souffrance de l’autre, quelle qu’elle soit. Toute personne qui veut accompagner ou aider l’autre doit accepter et accueillir son impuissance. La souffrance a une part objective que tout le monde connaît, mais elle a également une part subjective, impossible à appréhender de l’extérieur. S’ajoute à cela le fait que le deuil fait souvent écho à des souffrances antérieures. Il me semble donc nécessaire que celui qui se veut aidant se décentre. Il ne faut pas essayer de raconter tous les drames de la terre pour montrer qu’il existe des situations plus dramatiques, c’est épouvantable à vivre. Il faut essayer de faire simplement ce que nous pouvons, de notre mieux. Par ailleurs, il vaut mieux mieux être présent et maladroit que silencieux. Lors du deuil d’un enfant que personne ne connaît, le silence est une deuxième manière de le faire mourir puisque personne n’en entend parler.
Je pense vraiment que chacun a des compétences pour accompagner dans ces moments-là, ne serait-ce qu’en apportant une aide matérielle qui, sans résoudre le problème, aide à aller de l’avant. C’est ce que des amis ont fait et j’ai trouvé cela extraordinaire. Il ne faut pas hésiter à simplement être présent par la suite, accueillir quand la personne qui souffre veut parler ou se taire, écouter quand elle veut nommer son enfant. Se manifester aux anniversaires du bébé… Mais parfois, il suffit simplement dire « je ne sais pas quoi faire, mais je suis présent ». La simplicité aide à accompagner correctement. En dépit de certaines maladresses, j’ai été très bien accompagnée.
Nommer le bébé c’est aussi reconnaitre son existence. Comment donner une place dans la famille à un enfant qui n’a pas pu prendre lui-même cette place ?
Il me semble qu’il y a deux écueils à éviter. Le premier est celui du silence. L’enfant n’avait parfois pas de prénom, même en naissant à terme. Un autre écueil serait d’enfermer les autres enfants dans une douleur qui n’est pas la leur. Il faut un juste milieu en permettant à chacun d’exprimer ce qu’il ressent. J’ai dit à mon petit garçon de deux ans et demi : « Tu as le droit de ressentir ce que tu veux, tu as le droit d’être triste, d’être heureux, sache que moi je ne serai pas triste toute ma vie ». Il me semble également important de faire appel à des professionnels pour les enfants car il est difficile de les soutenir seuls dans un moment où l’on a besoin de toutes ses forces. Enfin, nous avons fait le choix avec mon mari de parler très naturellement de Maëlis avec les enfants, chaque fois qu’ils le réclament.
Concrètement, Maëlis est présente dans notre livret de famille grâce à la réforme du Code Civil. Le prêtre qui a célébré sa messe d’enterrement a inscrit dans notre livret de famille catholique la mention « baptisée dans l’intention de ses parents » et cela nous a beaucoup touchés. Maëlis a, comme nos autres enfants dans notre coin prière, l’icône de son saint patron devant laquelle nous allumons une bougie. Pour chaque anniversaire de sa naissance, nous nous retrouvons à l’occasion d’une messe célébrée à l’intention de la famille. Les enfants m’ont demandé s’il pouvait y avoir un gâteau ce jour-là, je l’ai fait très volontiers. Je ne veux pas que ce soit lugubre, ni qu’on l’oublie.
Quelle place a occupé votre foi dans cette épreuve ?
La foi m’a indéniablement soutenue, elle donne le cap quand tout s’effondre autour de nous. Dans les premiers jours, la douleur était si forte que, si je n’étais pas certaine de l’existence d’une vie après la mort où je pourrais voir ma fille ni certaine que je n’avais pas le droit de disposer de ma vie, j’aurais pu mettre fin à mes jours. J’ai été énormément portée par la prière des autres, cela a renouvelé ma foi dans la Communion des Saints. J’apprenais souvent que telle ou telle personne avait prié pour moi dans les moments où je sentais que j’allais mieux. La foi, c’est aussi une présence et, dans cette solitude profonde qu’on rencontre lorsqu’on souffre beaucoup, nous savons qu’il y en a au moins Quelqu’un qui nous connaît et nous comprend, c’est très apaisant. Pour autant, la foi n’est pas un placebo, il ne faut pas tout surnaturaliser. Ce n’est pas parce qu’on a la foi qu’on souffre moins ou qu’on ne s’interroge pas sur le mal. Ce serait trop simple si la grâce supprimait toute douleur. La foi a même été une épreuve pour moi, puisque ma fille est morte sans avoir reçu le baptême, ce qui a suscité chez moi un questionnement extrêmement douloureux.
Sur ce sujet de la mort sans baptême, comment avez-vous pu trouver la paix ?
C’est un parcours qui m’a demandé beaucoup de temps. Il ne faut pas oublier que Dieu est réaliste et que nous, êtres humains, nous inscrivons dans le temps. Je suis d’abord passée par une période d’accablement, d’autant plus profond qu’il n’était pas toujours compris par mon entourage. Nous sommes tous influencés par notre formation initiale et j’ai reçu un enseignement religieux très rigoriste dans mon enfance et mon adolescence.
Mon entourage essayait de m’apaiser, mais n’y parvenait pas. Comme j’avais du temps, j’ai beaucoup lu des livres de spiritualité, notamment Renaître d’en haut, du père Guibert, sur la conversion à la confiance. J’ai également suivi d’une retraite et, peu a peu, j’ai accepté d’être déroutée par les plans du Seigneur. Je crois que nous avons tous, à un moment, une question qui nous déroute, d’Abraham à qui Dieu demande son fils, à la Sainte Vierge au pied de la Croix. J’ai l’impression que la confiance commence quand nous arrivons à dépasser le sentiment de trahison par rapport à la volonté de Dieu que l’on ne comprend pas.
Après avoir dit au Seigneur que c’était trop pour moi, j’ai compris que je devais faire faire le grand saut de la confiance et de l’Espérance. J’ai été frappée par cette phrase de saint Jean de la Croix : « On obtient de Dieu autant qu’on en attend ». Dans cette année de deuil, j’ai aussi lu le journal de sainte Faustine dans lequel le Christ dit que la mesure de la miséricorde c’est la confiance. Je suis alors passée d’une prière rageuse dans laquelle j’exigeais que ma fille soit au ciel, à une prière de confiance. Ensuite j’ai raisonné en tant que mère : jamais je n’abandonnerai un enfant qui m’est confié, alors la Sainte Vierge, infiniment plus parfaite que moi, ne peut pas abandonner l’un des enfants qui lui sont confiés. Beaucoup plus tard, j’ai compris que je devais m’abandonner à cette confiance au lieu de me réfugier dans mes certitudes. C’est là que j’ai pu trouver la paix.
Vous consacrez un chapitre à la joie. Comment l’avez-vous retrouvée ?
C’est, là encore, un long cheminement et beaucoup de questions. La joie a une place importante dans ma vie, je ne voulais pas y renoncer. Lors de la mort de Maëlis, j’avais 33 ans et je me voyais mal vivre toute ma vie dans la douleur. Après un temps où je m’efforçais de mettre un pied devant l’autre pour ne pas sombrer dans la dépression et à l’issue de la première année de deuil, je me suis rendu compte que ma joie était revenue. Différente. C’est la souffrance qui m’a aidée à retrouver cette joie. J’avais déjà vécu d’autres épreuves, mais celle-ci m’a aidée à me libérer d’un certain nombre de choses secondaires et de vivre une petite expérience de liberté : une première source de joie. J’ai également compris l’importance de la reconnaissance et qu’avoir une enfant en bonne santé n’est pas un dû. J’en ai d’autant plus apprécié la présence de mes autres enfants.
Vous avez eu un autre enfant par la suite. Comment lui avez-vous trouvé une place ?
On me parle souvent de « l’enfant d’après », celui qui vient après le deuil. Traumatisée par la mort de Maëlis, je n’arrivais pas à désirer un autre enfant, il m’a fallu un an pour passer cette étape. J’ai fait deux fausses-couches qui ont été très douloureuses, mais ces bébés perdus trop tôt ont eu un rôle, ils m’ont permis d’avancer dans le sens où la petite fille que j’ai eue après n’est pas exactement « l’enfant d’après ». J’ai croisé des professionnels de santé et une sage-femme qui m’ont assuré que ce que j’avais connu avec Maëlis ne se reproduirait pas. Je me suis fait accompagner d’une psychologue pour traverser mes angoisses. Le temps m’a aussi permis de prendre pleinement conscience que ce l’enfant suivant n’était pas un enfant de remplacement, je n’ai d’ailleurs jamais eu cette sensation.
Les bénéfices de votre livre iront à « Mère de Miséricorde », pourquoi ?
Je souhaitais donner les bénéfices à une œuvre. « Mère de Miséricorde » accompagne les femmes pour les dissuader d’avorter ou les accompagner après la perte d’un enfant à la fois par la prière et l’écoute. J’ai toujours été opposée à l’avortement mais la perte de mes enfants, sans qu’il y ait eu de faute de ma part, m’a fait mesurer à quel point les IVG et IMG sont destructeurs. Les femmes qui y ont recours vivent la même expérience traumatisante que moi (sortir de la maternité avec le ventre vide et l’impression de flotter dans son corps), mais elles en endossent en plus la responsabilité. Le fait est qu’elles agissent souvent sous pression de la société, de leurs employeurs, de leurs familles, etc. J’avais auparavant toujours de l’empathie pour l’enfant, désormais j’en ai aussi pour la mère parce que toucher la femme dans la maternité, c’est la toucher en plein cœur.
Ma main dans la tienne, témoignage sur le deuil périnatal, Isabelle Verney, éditions Téqui, 196 p., 15 €.