L’an prochain l’Église fêtera le cinquantième anniversaire de la publication de l’encyclique Humanae Vitae du bienheureux Paul VI sur la régulation des naissances. Quelle tournure prendra cet anniversaire dans le contexte ecclésial déterminé par Amoris lætitia ?
On peut entrapercevoir un élément de réponse dans le fait que Mgr Paglia, nouveau Président de l’Académie pontificale pour la Vie et de l’Institut Jean-Paul II, a confirmé qu’il existe bien un groupe de travail et non « une commission pontificale chargée de réinterpréter Humanæ vitæ » comme certaines rumeurs l’avaient laissé entendre. Ce groupe doit travailler sur les archives vaticanes concernant l’encyclique. On pense notamment aux travaux de la commission pontificale installée par saint Jean XXIII en marge du Concile et confirmée et étoffée par le bienheureux Paul VI (1) ; mais il est probable que la correspondance en amont et en aval de la publication de l’encyclique (en juillet 1968) entre les différents épiscopats et le Saint- Siège va être aussi étudiée. Cette ouverture des archives a exigé une dérogation, le délai requis étant normalement de soixante-dix ans.
Assouplir les normes ?
Ce groupe de travail est composé de Mgr Pierangelo Sequeri, président de l’Institut pontifical Jean-Paul II, du professeur Philippe Chenaux, enseignant d’Histoire de l’Église à l’Université pontificale du Latran, auteur d’une biographie de Paul VI, et de Mgr Angelo Maffeis, président de l’Institut Paul VI de Brescia. Le coordinateur est Mgr Gilfredo Marengo, professeur d’anthropologie théologique de l’Institut pontifical Jean-Paul II et membre du Comité de direction de la revue CVII-Centro Vaticano II Studi e ricerche . Notons que Mgr Sequeri nommé à la tête de l’Institut en remplacement de Mgr Melina est spécialiste de théologie esthétique et de musicologie et non pas théologien moraliste. Il a été l’un des organisateurs du colloque tenu le 25 mai 2015 à l’Université Grégorienne réuni à l’initiative des présidents des Conférences épiscopales d’Allemagne, de France et de Suisse, portant sur les questions de la pastorale du mariage et de la famille en vue du second Synode des évêques sur la famille d’octobre 2015. Un des objectifs de ce colloque était de réfléchir sur les moyens d’assouplir les normes de la morale conjugale telles que saint Jean-Paul II les a explicitées dans Familiaris consortio, dans sa théologie du corps et bien sûr dans Veritatis splendor. Par exemple, l’intervention du Père Alain Thomasset, jésuite et professeur au Centre Sèvres à Paris, était une attaque frontale de la notion d’acte intrinsèquement mauvais telle que saint Jean-Paul II l’avait approfondie dans sa grande encyclique sur la morale pour répondre aux critiques contre Humanæ vitæ qualifiant ainsi l’acte contraceptif.
On retrouve dans le groupe de travail sur les archives vaticanes relatives à Humanæ vitæ Mgr Gilfredo Marengo, auteur d’un article remarqué en mars 2017 intitulé « Humanæ vitæ et Amoris lætitia : des histoires parallèles ». En critiquant la démarche des dubia présentés par quatre cardinaux sur la manière de lire Amoris lætitia dans la continuité de Veritatis splendor, il se demande si :
« le jeu polémique “pilule oui – pilule non”, tout comme l’actuelle “communion aux divorcés oui – communion aux divorcés non”, ne serait pas l’apparence d’un malaise et d’une fatigue, bien plus cruciaux dans le tissu de la vie ecclésiale » .
En effet :
« chaque fois que la communauté chrétienne tombe dans l’erreur de proposer des modèles de vie dérivés d’idéaux théologiques trop abstraits et construits de façon artificielle, elle conçoit son action pastorale comme l’application schématique d’un paradigme doctrinal ».
« Une certaine façon de concevoir et recevoir l’enseignement de Paul VI, ajoute-t-il, fut probablement l’un des facteurs pour lesquels – et il cite ici le Pape François ( Amoris laetitia, § 36) :
“nous avons présenté un idéal théologique du mariage trop abstrait, presque artificiellement bâti, éloigné de la situation concrète et des possibilités effectives des familles telles qu’elles sont. Cette idéalisation excessive, surtout quand nous n’avons pas réveillé la confiance dans la grâce, n’a pas rendu le mariage plus désirable et attractif, mais ce fut tout le contraire” »
Changer de paradigme
Que conclure de ce premier aperçu ? Une confirmation de ce que certains ont perçu depuis février 2014, date du consistoire où le cardinal Kasper, chargé par le Pape François de présenter la problématique des synodes sur le mariage, affirma qu’il fallait « changer de paradigme ».
« Il n’est pas suffisant d’envisager le problème uniquement au point de vue et dans la perspective de l’Église en tant qu’institution sacramentelle. Nous devons – comme l’a fait le bon Samaritain – considérer également la situation dans la perspective de ceux qui souffrent et demandent de l’aide ».
Nous reconnaissons là « la conversion pastorale » à laquelle appelle le Saint-Père. Selon ce nouveau paradigme était alors légitimée dans certains cas l’admission aux sacrements des divorcés vivant more uxorio (maritalement). Le cardinal réaffirmait ainsi la position qu’il défendait déjà en 1993 et à laquelle le cardinal Ratzinger s’était fermement opposé en 1994 en rappelant la norme de Familiaris consortio . Il faut cependant comprendre que ce paradigme n’a rien de nouveau. Il est au coeur de la crise de la théologie morale catholique depuis les années 1950 (morale de situation), crise qui prit toute son amplitude à l’occasion de la discussion sur la licéité de la contraception chimique. C’est cette crise que saint Jean-Paul II chercha à résoudre avec Veritatis splendor (en 1993), texte magistral que de nombreux pasteurs refusèrent de s’approprier avec tout le soin requis. En effet accueillir cette encyclique, c’était reconnaître que la manière dont ils avaient « reçu » Humanæ vitæ était erronée et qu’il s’agissait de tout reprendre à la racine. « Tout est lié » comme aime à le dire le Pape François. Cette organicité de la foi au Christ Sauveur et de la conduite de sa vie explique la gravité de tous ces débats moraux puisqu’ils ont ultimement pour enjeu la vie éternelle ou la damnation. Certes cette alternative a plutôt tendance à faire sourire aujourd’hui nombre de fidèles, et même de pasteurs, mais elle demeure ce face à quoi la liberté humaine s’expérimente dans toute l’épaisseur de sa vérité.
Un signe de contradiction
Vers la fin d’Humanæ vitæ, après avoir rappelé l’illécéité morale de la contraception (§ 14), Paul VI prévoit que cet enseignement sera difficilement reçu. « L’Église, dit-il, ne s’étonne pas d’être à la ressemblance de son divin Fondateur un “signe de contradiction” (…). Ce n’est pas elle qui a créé cette loi, elle ne saurait donc en être l’arbitre ; elle en est seulement la dépositaire et l’interprète » (§ 18). En 1976, alors qu’il prêche la retraite de Carême au pape et à la Curie, le cardinal Karol Wojtyla se réfère explicitement à ce passage. Il rappelle que
« les signes divins que Jésus a accomplis n’ont pas étouffé les voix de l’opposition. Celles-ci humainement parlant se sont montrées les plus fortes. Jésus a scellé de sa croix et de son sang le témoignage de la vérité. C’est cet héritage qu’il a laissé à l’Église, l’héritage de la vérité salutaire qui est un héritage difficile à “recueillir”. L’Église, ses enseignants et ses pasteurs, et avant tout son Pasteur suprême, en l’assumant deviennent forcément des signes de contradiction ». (Le signe de contradiction, Fayard, 1979, p. 158).
Et de renvoyer aux débats de l’après-concile sur la contraception, le célibat des prêtres ou encore la pastorale envers les personnes homosexuelles.
Ceux qui refusent cette contradiction en la caricaturant en binarité simpliste du permis/défendu ou du blanc/noir ont largement contribué à courtcircuiter la juste réception d’Humanæ vitæ par les fidèles. On en trouve un exemple, parmi de nombreux autres, dans un texte signé de théologiens adressé en octobre 1968 aux évêques français eux-mêmes en pleine élaboration de leur note pastorale sur l’encyclique.
« Il faut donc refuser la vue abstraite et fausse qui ne verrait qu’une confrontation immédiate entre la conscience subjective du chrétien individuel et la lettre du texte pontifical. Un acte d’autorité pontificale est toujours reçu dans l’Église, son sens et sa portée ne peuvent découler, en définitive, que de la façon dont il est ainsi reçu, reconnu et mis en pratique. En ce sens, une “interprétation” s’impose, sans laquelle un texte reste lettre morte. » (2)
Autant dire que l’autorité de l’encyclique ainsi mesurée à son acceptation par le « Peuple de Dieu » est réduite à un simple conseil, par définition non normatif.
Comment émousser Humanae Vitae ?
On retrouve cette hantise de prendre de front l’opinion publique en général et les fidèles en particulier dans la Note pastorale des évêques de France (publiée au terme de leur Assemblée plénière à Lourdes le 8 novembre 1968). La question centrale mais implicite à laquelle ce texte répond est : comment éviter le scandale ? Comment émousser les arêtes de l’encyclique pour la rendre audible et crédible ? Bref, comment ne pas être « signe de contradiction » ? La réponse se trouve dans le § 16 :
« La contraception ne peut jamais être un bien. Elle est toujours un désordre, mais ce désordre n’est pas toujours coupable. Il arrive, en effet, que des époux se considèrent en face de véritables conflits de devoirs. (…) À ce sujet, nous rappellerons simplement l’enseignement constant de la morale : quand on est dans une alternative de devoirs où, quelle que soit la décision prise, on ne peut éviter un mal, la sagesse traditionnelle prévoit de rechercher devant Dieu quel devoir, en l’occurrence, est majeur. Les époux se détermineront au terme d’une réflexion commune menée avec tout le soin que requiert la grandeur de leur vocation conjugale. »
Il est manifeste que cette argumentation, centrée sur un soi-disant conflit de devoirs que la conscience devrait arbitrer en discernant elle-même le moindre mal, s’oppose à la lettre et à l’esprit de l’encyclique et annule tout ce que les paragraphes antérieurs cherchent à honorer de l’enseignement pontifical.
Comme le dit Marcel Clément dès le 17 novembre 1968 dans L’Homme Nouveau :
« L’Église rappelle qu’il ne peut y avoir de véritable contradiction entre les lois divines qui régissent la transmission de la vie et celles qui favorisent l’amour conjugal authentique. (…) Toute la troisième partie de l’encyclique tend à affir – mer la possibilité de l’observance de la loi divine et en développe les moyens ».
Et de prédire avec une lucidité malheureusement prophétique les conséquences inéluctables de la note épiscopale :
« Par la force des choses, les prêtres formeront de plus en plus la conscience de leurs pénitents selon la pastorale de l’article 16. »
Autant dire qu’il ne s’agit plus, au sens strict, d’une formation de la conscience mais de son intronisation comme juge du moyen adéquat de réguler sa fécondité. Cette réception/liquidation de l’encyclique, qui n’est pas propre à la France, est donc responsable de ce qu’il faut oser appeler un fiasco pastoral majeur dont nous ne sommes pas sortis.
Les analogies frappantes entre la Note pastorale et certains passages ambigus du chapitre VIII d’Amoris lætitia laissent donc craindre que la relecture d’Humanæ vitæ à l’aune de ce « nouveau » paradigme soit l’occasion de neutraliser l’immense travail déployé par saint Jean-Paul II pour ouvrir les coeurs et les intelligences à la richesse souvent trop implicite de l’encyclique de Paul VI. On peut aussi prédire que ce « nouveau » paradigme ayant déjà manifesté ses tristes effets sur le sujet de la régulation des naissances produira des fruits analogues sur celui de l’indissolubilité du lien conjugal. À moins que la relecture de cette douloureuse histoire soit l’occasion d’une salutaire prise de conscience intérieures.
1. Cette commission rendit son rapport au pape fin juin 1966. L’ensemble des notes et rapports d’experts et de débats fait entre 500 et 800 pages selon le témoignage de divers participants.
2. Ce texte est publié en annexe de l’ouvrage de Martine Sevegrand Les enfants du bon Dieu. Les catholiques français et la procréation au XXe siècle, Albin Michel, 1995. Parmi les signataires se trouvent les Pères Marc Oraison, Michel de Certeau, Pierre de Locht, René Simon.