Dieu ou rien ! Grand entretien avec le cardinal Robert Sarah

Publié le 09 Avr 2015
Dieu ou rien ! Grand entretien avec le cardinal Robert Sarah L'Homme Nouveau

Journaliste et écrivain, Nicolas Diat a mené des entretiens avec le cardinal Robert Sarah, publiés sous le titre Dieu ou rien, entretien sur la foi. Pour L’Homme Nouveau, l’abbé Claude Barthe et Philippe Maxence se sont entretenus à bâtons rompus avec ce cardinal guinéen à la parole aussi étincelante que le matin de la Résurrection.

Nous publions ici un extrait de cet entretien paru dans l’Homme Nouveau n°1588.

Philippe Maxence : « Dieu ou rien », Éminence, c’est le programme de la sainteté. Voulez-vous être un saint ?

Cardinal Robert Sarah : Oui, parce que c’est notre première vocation : être saint parce que le Seigneur, notre Dieu, est saint. Par Dieu ou rien, je voudrais parvenir à replacer Dieu au centre de nos pensées, au centre de notre agir, au centre de notre vie, à la seule place qu’Il doit occuper. Afin que notre cheminement de chrétiens puisse graviter autour de ce roc et de cette ferme assurance de notre foi. Avec ce livre, je voudrais témoigner de la bonté de Dieu, à travers le récit de mon expérience. Dieu est premier dans notre vie parce qu’Il nous aime et que la meilleure façon de lui rendre cet amour consiste à L’aimer au centuple. Le monde occidental a malheureusement oublié la centralité de l’amour divin. Il est nécessaire de reprendre cette relation à Dieu. À ce titre, mon témoignage est là pour inviter le monde à ne plus rejeter Dieu. Quand je regarde ma vie, j’y vois, en effet, la trace très concrète de la prédilection divine. Je viens d’une simple famille africaine et d’un village très éloigné du centre-ville. Qui aurait pu dire à ma naissance tout ce que Dieu allait accomplir ? Pour devenir séminariste puis prêtre, je suis allé de la Guinée au Sénégal en passant par la Côte d’Ivoire et la France. Par la suite, je suis devenu évêque de Conakry, dans des conditions difficiles. Puis j’ai été appelé à Rome, au cœur même de l’Église. Comment me taire alors que chaque étape de ma vie forme un signe très clair de l’action de Dieu sur moi ?

Abbé Claude Barthe : Quelles sont les forces et les faiblesses du catholicisme africain ?

Card. R. S. : Vous avez raison de parler de forces et de faiblesses. L’Église en Afrique est encore jeune, et tout ce qui est jeune est fragile. Il est donc nécessaire de ce fait d’accroître le nombre de chrétiens, non seulement en termes quantitatifs, mais également en assimilant toujours mieux l’Évangile, en aidant les chrétiens à vivre pleinement, sans réticence ni compromis, dans la théorie comme dans la pratique, les exigences de la foi chrétienne. Les papes ont toujours poussé dans cette direction. Lorsque Paul?VI,?en 1969, désignait l’Afrique comme la « nouvelle patrie du Christ – nova patria Christi Africa », il évoquait une réalité qui n’empêche pas la nécessité pour nous Africains d’accueillir toujours plus profondément l’Évangile. Quand on rencontre l’Évangile et quand l’Évan­gile nous pénètre, il nous déstabilise, il nous transforme, il nous change radicalement et nous donne des orientations et des références morales nouvelles. C’est pourquoi je demande vraiment de tout cœur que le Christ habite l’Afrique, car désormais l’Afrique est sa nouvelle patrie.Mais en même temps il y a un véritable dynamisme dans l’Église africaine et je crois véritablement ­qu’elle est appelée à jouer un rôle au niveau de l’Église universelle. L’Église en Afrique répond profondément au dessein de Dieu. Il l’a voulu dès l’origine. Quand je parle des origines, je ne me réfère pas seulement à saint Augustin, mais je pense également au fait que c’est un pays africain, l’Égypte, qui a accueilli la Sainte Famille et qui a permis de sauver Jésus. C’est aussi un Africain, Simon de Cyrène, qui a aidé le Christ à porter sa Croix jusqu’au Golgotha. L’Afrique a été impliquée dans l’Histoire du Salut depuis les origines. Et aujourd’hui, dans le contexte de crise profonde, qui voit la foi elle-même remise en cause et les valeurs rejetées, je crois fortement que l’Afrique peut apporter, dans sa pauvreté, dans sa misère, ses biens les plus précieux : sa fidélité à Dieu, à l’Évangile, son attachement à la famille, à la vie, dans un moment historique où l’Occident donne l’impression de vouloir imposer des valeurs inverses.

Abbé C.B. : Il y a beaucoup de prêtres en Afrique. Êtes-vous inquiet du manque de formation du clergé comme c’est encore trop souvent le cas en France ?

Card. R. S. : Nous avons beaucoup de vocations, mais pas assez de formateurs solides et d’expérience. Voyez-vous, nous avons souvent des jeunes prêtres qui, une fois terminé leurs études à Paris ou à Rome, sont tout de suite appelés à enseigner dans les séminaires. Ils n’ont pas l’expérience suffisante ni réellement consolidée par le temps et une relation personnelle avec Jésus. Ils sont dans la situation de ceux qui ont des connaissances sans les avoir réellement assimilées sur le terrain. Notre drame n’est donc pas le manque de prêtres, mais le manque de prêtres réellement configurés au Christ et devenus Ipse Christus : le Christ lui-même. D’une certaine manière, nous sommes trop nombreux, comme prêtres. Nous sommes aujourd’hui plus de 400 000 prêtres dans le monde. Déjà au début du VIIe siècle saint Grégoire le Grand écrivait : « Le monde est rempli de prêtres, mais on rencontre rarement un ouvrier dans la moisson de Dieu ; nous acceptons bien la fonction sacerdotale, mais nous ne faisons pas le travail de cette fonction ». Qu’est-ce qui a bouleversé le monde ? Douze apôtres totalement mangés par Jésus, pris par Jésus. Nous manquons de ce type de prêtres. Certes, ils ont étudié beaucoup de textes scientifiques, mais ils se retrouvent incapables de nourrir le peuple de Dieu et de l’entraîner vers la radicalité de l’Évangile, parce qu’eux-mêmes n’ont pas réellement vu ni rencontré le Christ personnellement. Il faudrait qu’ils soient comme saint Augustin. Malgré sa qualité exceptionnelle de théologien, sa parole sortait de son cœur et de son expérience. Voilà le profil de prêtres que je voudrais !

Abbé C.B. : La manière dont s’est faite la réforme liturgique et du coup l’esprit liturgique dans lequel se réalise la formation des prêtres n’éloignent-ils pas du modèle sacerdotal que vous prônez ?

Card. R. S. : Nous constatons de plus en plus que l’homme cherche à prendre la place de Dieu, que la liturgie devient un simple jeu humain. Si les célébrations eucharistiques se transforment en des lieux d’application de nos idéologies pastorales et d’options politiques partisanes qui n’ont rien à voir avec le culte spirituel à célébrer de la façon voulue par Dieu, le péril est immense. Il me semble urgent de mettre plus de soin et de ferveur dans la formation liturgique des futurs prêtres. Leur vie intérieure et la fécondité de leur ministère sacerdotal dépendront de la qualité de leur relation avec Dieu, dans ce face-à-face quotidien que la liturgie nous donne d’expérimenter.

Abbé C.B. : Vous racontez dans votre livre, à propos de ce type d’options, l’épisode de la suppression du baldaquin de la cathédrale de Conakry par Mgr Tchidimbo.

Card. R. S. : Oui, c’était une réforme liturgique à la française ! On a voulu améliorer la participation du peuple de Dieu à la liturgie, sans s’interroger peut-être suffisamment sur la signification de cette « participation ». Qu’est-ce que veut dire « participer à la liturgie ? ». Cela veut dire entrer pleinement dans la prière du Christ. Rien à voir donc avec le bruit, l’agitation et le fait que chacun joue un rôle comme dans un théâtre. Il s’agit d’entrer dans la prière de Jésus, de s’immoler avec Lui, d’être en quelque sorte transsubstantié et devenir, nous-mêmes, des hosties vivantes, saintes, agréables à Dieu. C’est exactement ce que saint Grégoire de Nazianze affirme, lorsqu’il dit : « Nous allons participer à la Pâque (…). Eh bien quant à nous, participons (…) de façon parfaite (…). Offrons en sacrifice, non pas de jeunes taureaux ni d’agneaux portant cornes et sabots (…). Offrons à Dieu un sacrifice de louange sur l’autel céleste, en union avec les chœurs du Ciel. Ce que je vais dire va plus loin : c’est nous-mêmes que nous devons offrir à Dieu en sacrifice ; offrons-Lui chaque jour toute notre activité. Acceptons tout pour le Christ ; par nos souffrances, imitons sa Passion ; par notre sang, honorons son Sang ; montons vers la Croix avec ferveur ! ». Il ne s’agit pas de nous distribuer des rôles ou des fonctions. Progressivement, nous sommes appelés à entrer dans le mystère eucharistique et à le célébrer comme Jésus et comme l’Église l’a toujours célébré. L’Eucharistie doit nous assimiler au Christ, nous faire devenir un seul et même être avec le Christ. Je deviens moi-même le Christ. Benoît XVI a été clair sur le fait que l’Église ne se bâtit pas à coups de ruptures, mais dans la continuité. Sacrosanctum Concilium, le texte conciliaire sur la sainte liturgie, ne supprime pas le passé. Par exemple, il n’a jamais demandé la suppression du latin ou la suppression de la messe de saint Pie V.

Abbé C.B. : Vous soulignez la nécessaire pérennité de l’enseignement moral de l’Église, malgré la pression des courants relativistes. C’est toute la question du magistère. Comment envisager, pour l’avenir, le fonctionnement de ce magistère ?

Card. R. S. : Il faut absolument conserver fidèlement et précieusement les données essentielles de la foi chrétienne, dans une intelligence qui cherche à les explorer en profondeur et à les comprendre de manière active et toujours nouvelle. Mais nous devons garder intact le dépôt de la foi et le conserver à l’abri de toute violation et de toute altération. Si l’Église commence à parler comme le monde et à adopter le langage du monde, elle devra accepter de changer son mode de jugement moral, et par conséquent, ­elle devra abandonner sa prétention à vouloir éclairer et guider les consciences. Ce faisant l’Église devra renoncer à sa mission d’être pour les peuples une lumière de vérité. « Elle devra renoncer à dire qu’il y a des biens qui sont des fins, qu’il est noble à l’homme de les poursuivre, non seulement comme valeur, mais comme but à atteindre. Surtout, elle devra renoncer à dire qu’il y a des actes qui sont en eux-mêmes intrinsèquement mauvais et qu’aucune circonstance ne les permet ». Je pense donc que le magistère doit rester ferme comme un roc. Car si on crée un doute, si le magistère se situe par rapport au moment où nous vivons, l’Église n’a plus le droit d’enseigner. Aujourd’hui le plus urgent se situe vraiment dans la stabilité que doit avoir l’enseignement de l’Église. L’Évangile reste le même. Il ne bouge pas. Naturellement il faut toujours un travail de formulation pour mieux atteindre les personnes, mais on ne peut pas, sous prétexte qu’elles ne nous écoutent plus, adapter la formulation de l’enseignement du Christ et de l’Église aux circonstances, à l’histoire ou à la sensibilité de chacun. Si l’on crée un magistère instable, on crée un doute permanent. Il y a un immense travail à accomplir à ce sujet : rendre perceptible l’enseignement de l’Église tout en gardant intact le noyau de la doctrine. Et c’est pourquoi il est inadmissible de séparer la pastorale de la doctrine : une pastorale sans doctrine est une pastorale bâtie sur du sable.

Abbé C.B. : On a l’impression qu’il n’y a plus aujourd’hui de frontière définie dans l’Église entre ceux qui sont dehors et ceux qui sont dedans. En France, par exemple, il y a des universités catholiques où des hérésies sont enseignées explicitement et elles restent « catholiques ». Au dernier Synode, certains soutenaient la ligne qui a été la vôtre, mais d’autres disaient le contraire. Or, tous sont donnés comme « catholiques ». Est-ce que pour le bien des âmes, il ne faudrait pas en revenir, non seulement à un enseignement clair, mais aussi à la déclaration explicite que tel ou tel n’est plus catholique ?

Card. R. S. : Je crois que laisser un prêtre ou un évêque dire des choses qui ébranlent ou ruinent le dépôt de la foi, sans l’interpeller, est une faute grave. Au minimum, il faut l’interpeller et lui demander d’expliquer les raisons de ses propos, sans hésiter à exiger de les reformuler de manière conforme à la doctrine et à l’enseignement séculaire de l’Église. On ne peut pas laisser les gens dire ou écrire n’importe quoi sur la doctrine, la morale, ce qui actuellement désoriente les chrétiens et crée une grande confusion sur ce que le Christ et l’Église ont toujours enseigné. L’Église ne doit jamais abandonner son titre de Mater et Magistra : son rôle de mère et d’éducatrice des peuples. Comme prêtres, évêques ou simples laïcs, nous avons tort de ne pas dire qu’une chose est fausse. L’Église ne doit pas hésiter à dénoncer le péché, le mal et toute mauvaise conduite ou perversions humaines. L’Église assume, au nom de Dieu, une autorité paternelle et maternelle. Et cette autorité est un service humble pour le bien de l’humanité. Nous souffrons aujourd’hui d’un défaut de paternité. Si un père de famille ne dit rien à ses enfants sur leur conduite, il n’agit pas comme un véritable père. Il trahit sa raison et sa mission paternelle. Le premier devoir de l’évêque consiste donc à interpeller un prêtre quand les propos de ce dernier ne sont pas conformes à la doctrine. Il s’agit d’une lourde responsabilité. Quand Jean-Baptiste a déclaré à Hérode : « Tu n’as pas le droit de prendre la femme de ton frère », il a perdu la vie. Malheureusement, aujourd’hui, l’autorité se tait souvent par peur notamment d’être traitée d’intolérante ou d’être décapitée. Comme si montrer la vérité à quelqu’un revenait à être intolérant ou intégriste alors qu’il s’agit d’un acte d’amour.

Abbé C.B. : En France, le catholicisme institutionnel apparaît vieillissant alors que la base – ce que l’on appelle le « nouveau catholicisme » – est jeune et dynamique. Mais il y a un décalage entre ce catholicisme de terrain et beaucoup de pasteurs. N’y a-t-il pas un problème dans la nomination des évêques ?

Card. R. S. : C’est une question difficile que vous me posez. Laissons l’Esprit Saint nous travailler, nous transformer et nous renouveler. C’est lui en effet qui renouvelle la face de la terre. C’est lui qui vivifie et sanctifie l’Église. Pour ce qui regarde le deuxième aspect de votre question, je voudrais très simplement donner cette information. La liste et les noms des candidats à l’épiscopat sont généralement proposés par la Conférence épiscopale nationale. La Conférence épiscopale, consciente des défis d’aujourd’hui, de la problématique de l’Église de France et du diocèse à pourvoir, suggère des candidats dignes et idoines. La nomination d’un évêque est une énorme responsabilité devant Dieu et devant l’Église. Les noms des candidats à l’épiscopat, en d’autres termes la « terna », sont présentés au nonce apostolique. Le nonce apostolique, après avoir obtenu l’autorisation du dicastère compétent, procède à l’enquête sur chaque candidat. Le nonce et Rome font entièrement confiance à la conscience, à la droiture et à l’honnêteté des informations. Si tout est fait dans la crainte de Dieu et pour le bien de l’Église, il n’y a pas de raison que la contribution des informateurs ne puisse pas aider le Pape à choisir de bons évêques. Tout dépend de l’Église locale. Mais je voudrais aussi souligner que parfois d’excellents prêtres ne sont pas faits pour être évêques. Il arrive aussi qu’un excellent prêtre, une fois évêque, devienne méconnaissable, parce que l’autorité, l’exercice du pouvoir l’ont profondément modifié. Au lieu d’être un père, un guide spirituel et un pasteur, il devient un chef difficile et pauvre en rapports humains.

Dieu ou rien, Entretien sur la foi, Fayard, 422 p., 21,90 €.

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