Alors qu’en France l’offensive en faveur de l’euthanasie est passée à une nouvelle vitesse, le projet belge de légaliser l’euthanasie pour les enfants démontre l’absence totale de limites de cette logique mortifère que décrypte Mgr Michel Schooyans, professeur émérite de l’Université de Louvain et membre de l’Académie pontificale des Sciences sociales. [À la demande de plusieurs lecteurs nous publions l’intégralité de cet article en accès libre].
Le piège d’une fausse compassion
Le 12 décembre 2013, le Sénat de Belgique adoptait un texte autorisant l’euthanasie des enfants dans certaines conditions. D’ici le printemps prochain, le texte devrait passer en Commission, puis au vote des députés, avant la dissolution des Chambres. Déjà en 1990, la loi sur l’euthanasie était passée, en Belgique, comme une lettre à la Poste, dans l’indifférence quasi générale. Plus que jamais la vigilance s’impose partout aujourd’hui, si l’on ne veut pas être vite confronté à de durs réveils. Voyez ce que nous apprennent les négociations actuellement en cours, en Belgique, pour légaliser l’euthanasie des enfants. Mus par une fausse compassion, des parlementaires proposent de « faire bénéficier » les enfants du « droit » à l’euthanasie. Ce bénéfice pourrait être revendiqué par des adolescents chavirant dans un épisode aux cœurs brisés, par des enfants victimes de la séparation de leurs parents, par des élèves peu doués et en mal d’emploi, par des délinquants chroniques habitués des prisons. Moyennant une procédure accélérée, ce nouveau « droit » serait accordé aux enfants porteurs d’un handicap physique ou mental. Les parents pourraient invoquer ce « droit » pour échapper au « fardeau » qu’ils devraient supporter durant toute leur vie.
Le « droit » à être euthanasié ?
La législation proposée s’inscrit dans un programme eugénique global, déjà bien implanté aux Pays-Bas. En l’implantant en Belgique, ce programme formerait un nouveau maillon dans le cercle que voici : élimination des aliénés mentaux, des handicapés physiques, des malades incurables, des personnes dépressives, des enfants nés avec des malformations, des jeunes mal dans leur peau et las de la vie. Tous devraient exprimer librement leur volonté de bénéficier du « droit » à être euthanasiés. En cas d’incapacité de parler et de discerner, ce même « droit » serait exprimé par quelqu’un autorisé à agir par délégation. Il y a près de cent ans, les fondements idéologiques de pareil programme avaient déjà été exposés, en Allemagne pré-nazie, par un juriste, Binding, et un médecin, Hoche (voir l’ouvrage classique de ces deux auteurs, présenté et traduit en français par Klaudia Schank et Michel Schooyans, Euthanasie : Le dossier Binding et Hoche, Éd. du Jubilé, coll. « Le Sarment », 142 p., 12 €.).
La légalisation de l’euthanasie des enfants remédierait à une lacune que le législateur serait fier de combler : le « droit » à l’euthanasie doit être accordé à tous les âges de la vie. Voici donc que se pointe le don de la mort pour tous. Ne commence-t-on pas déjà à discuter d’un âge butoir où l’on « aidera » les personnes âgées à « dégager » ?
Comment en est-on arrivé là ? En débitant le salami tranche par tranche et en inventant une cascade de « droits » couvrant tout le spectre de la vie humaine. Ce qui n’est guère perçu, c’est qu’à partir de la légalisation de l’avortement, notre conception traditionnelle des Droits de l’homme et du droit positif a changé. Le droit de tout être humain à la vie a été insensiblement déconstruit.
Un engrenage infernal
Les législateurs ont énoncé une enfilade d’exceptions limitant ce droit inné et universel. Les cas où l’avortement était légalisé ont fait d’abord l’objet de dérogations ; ils ont été peu à peu élargis et multipliés ; enfin ils ont ouvert à des « droits ». La même chose est en train de se passer avec l’euthanasie. Le citoyen ordinaire en arrive à considérer l’avortement et l’euthanasie comme banals et ne réagit plus face à leur expansion. Le droit inné de tout homme à la vie et la protection juridique de ce droit inné n’intéressent plus qu’une minorité de juristes et d’hommes politiques. C’est pourtant le nœud du problème. Le législateur considère qu’il n’y a de droit que le droit positif et celui-ci a sa seule source dans la volonté du législateur lui-même.
Toutes les facultés de Droit sont imprégnées de la théorie positiviste de Kelsen (1881-1973), qui écrit notamment :
« Du point de vue de la science juridique, le droit établi par le régime nazi est du droit. (…) Le droit de l’Union soviétique est du droit ! (…) Nous pouvons l’exécrer, (…) mais nous ne pouvons pas nier qu’il existe, ce qui veut dire qu’il vaut. »
Comme l’illustre dramatiquement l’Histoire contemporaine, avec une telle conception du droit, tout devient légalisable ; Kelsen lui-même en fit les frais. Contester la loi, invoquer des droits innés antérieurs à la loi codifiée, revendiquer le droit à l’objection de conscience, c’est contester la « sainteté civile » imputée à la loi – un crime passible de mort aux dires de Rousseau. Le droit, qui devait d’abord protéger les plus faibles, voilà qu’il se corrompt. Il répercute servilement la volonté souveraine du législateur. À terme, l’État assume et couvre les gestes létaux posés par des individus sachant pourtant très bien que le don de la mort, auquel ils vont procéder, est un mal.
Des médecins formés à tuer
Cette conception perverse du droit rejaillit sur la médecine. Si le législateur décide un programme d’euthanasie visant les jeunes ou les vieillards, ou s’il décide un programme d’eugénisme, il devra former un nombre croissant de praticiens habilités à procéder à l’exécution en toute légalité. Des monstres sacrés des sciences biomédicales martèlent que la médecine de l’avenir, n’est plus d’abord celle des individus ; c’est celle du corps social et de la Terre Mère. Comme le droit, les disciplines biomédicales peuvent se vassaliser et se mettre au service des plus forts.
Les débats sur l’euthanasie des enfants renvoient donc à un débat sur les fondements du droit et sur la nature de l’activité médicale. Les discussions actuelles écartent les questions fondamentales qui hantent pourtant depuis toujours l’esprit et le cœur de l’homme. Il n’y aurait plus de vérité première, accessible à l’homme. La seule vérité rescapée serait : « Après ma mort, tout est fini. » On navigue dans le relativisme intégral ; la norme devient relative ! On ne sort de ce relativisme que pour tomber, par décret de la majorité, dans un autre relativisme. Il est grand temps que nous en revenions aux grandes traditions philosophiques mettant en relief la nature de l’homme, sa capacité de raisonner, de s’ouvrir au mystère, de connaître, de respecter, d’aimer…
Il y a urgence
Il est urgent d’en revenir aux Droits de l’homme déclarés en 1948, ainsi qu’à la place de Dieu en politique, proclamée dans les documents fondateurs des États-Unis (1776, 1787) ou même dans la Déclaration française des Droits de l’homme et du citoyen de 1789. Il est urgent que les facultés de Droit se libèrent des impasses du positivisme juridique. Il est temps que les familles libérale et socialiste – toutes tendances confondues – haussent le débat et se souviennent de ce qu’ils ont apporté à la personne et au bien commun. Il est aussi temps de mesurer la pertinence, aujourd’hui, de l’objection de conscience de martyrs comme saint John Fisher et saint Thomas More, ou, tout près de nous, de jeunes de la trempe de Sophie Scholl. Il est temps, enfin, pour les chrétiens, de dénoncer l’hypocrisie qui tente de masquer des pratiques devenues banales dans bien des cliniques catholiques. Aucune question concernant la vie et la mort ne peut être traitée à la sauvette. Des questions de cette importance ne peuvent être traitées en termes de marchandage. Elles requièrent un dialogue loyal et une disposition à s’entendre dans l’ouverture commune à la vérité.
[En France, on peut signer la pétition sur solidairesfindevie.fr]