Roumain et orthodoxe, Ovidiu Hurduzeu s’inscrit dans un courant qui s’inspire du distributisme de Chesterton et Belloc, enraciné dans une vision de la chrétienté orthodoxe. Son pays a connu le communisme avant d’être la proie de l’ultra-libéralisme. Il a bien voulu répondre à nos questions.
Quel regard portez-vous sur la crise économique mondiale et comment celle-ci affecte-t-elle spécifiquement votre pays, la Roumanie ?
Nous nous trouvons aujourd’hui devant une crise généralisée de ce que j’appelle la société technoglobaliste. C’est une société où le système remplace la vie, où l’organisation creuse se substitue à l’organique, la complexité et le gigantisme sapent de l’intérieur l’homme vivant dans sa situation concrète. À la concentration des pouvoirs et des richesses dans les mains d’une technocratie globale correspond une monopolisation des critères de vérité, de toutes les significations humaines.
Nous ne pensons plus qu’à des technostructures globales, nous ne parlons que ce langage néolibéral de l’« efficiency »
industrielle et de l’
« austerity »
financière comme si l’argent et la croissance économique représentaient les seules valeurs véritables. Nous n’avons plus le langage qui nous permettrait de décrire et d’analyser la situation présente en dehors du cadre étroit et sec de l’économisme. Or, ce qu’il nous faut, c’est nous défaire de cette emprise monopoliste que le technoglobalisme exerce sur nos valeurs, nos mœurs et nos comportements. Pour repenser la société à partir d’un point de vue bien différent, il faut témoigner de l’autre dimension de l’homme et se situer par rapport à des réalités ultimes. C’est seulement ainsi que l’on pourra prendre du recul, une distance face aux évènements et voir au-delà des masques.
En Roumanie, la crise a engendré un ébranlement des justifications mensongères, des hypocrisies et des calculs de la nouvelle « société de marché ». Malheureusement, il y a encore un fort déguisement médiatique de la condition réelle, un attrait du vide, qui empêche les gens de prendre conscience. Beaucoup de Roumains sont immergés dans une représentation commerçante de la société, s’adonnent au confort le plus matériel et vulgaire – le ventre et l’Ipod passent avant les valeurs ! Après la chute du communisme, ils sont devenus des consommateurs d’illusions, des participants enthousiastes à l’immense mystification néolibérale (dans sa variante kleptocratique) qui est en train de prolétariser le monde et de détruire la nature.
Comment la période postcommuniste s’est-elle déroulée en Roumanie ?
La décomposition du monde communiste a créé des conditions favorables au développement d’une société distributiste (1) des petits propriétaires. Au début des années quatre-vingt-dix, en Roumanie, sous pression populaire, il y a eu une forte action de mutualisation des entreprises de l’(ancien) État communiste. Les premières privatisations étaient pratiquement des mutualisations qui ont transformé les anciens esclaves salariés de l’économie communiste en travailleurs propriétaires. Ni les dirigeants roumains postcommunistes (des cadres du Parti communiste et de la « Securitate »
), ni l’Occident néolibéral ne voulaient une Roumanie distributiste de personnes libres. Dans la nouvelle Europe, la Roumanie devait avoir un statut néocolonial : être un marché pour les produits de l’Occident et un réservoir de force de travail bon marché pour les pays avancés de l’Union européenne (le démantèlement de l’industrie et la destruction de l’agriculture roumaine ont créé trois millions d’émigrants). Le projet mutualiste a été vite remplacé par la « thérapie de choc » néolibérale avec des conséquences désastreuses pour le pays.
Il existait dans votre pays une forte tradition agraire se traduisant politiquement par des engagements en faveur d’une société traditionnelle, ni libérale ni socialiste. Cette tradition perdure-t-elle aujourd’hui encore ?
La Roumanie de la période interbélique (2) était une société traditionnelle avec une économie distributiste. Le secteur coopératif était ample et l’État encourageait l’autonomie économique des paysans et des petites entreprises. Les communistes ont détruit cette économie à l’échelle humaine et l’ont remplacée par le modèle dirigiste de la gigantesque industrialisation communiste. L’expérience distributiste de la période interbélique a été détruite sur le plan institutionnel, mais elle redevient d’actualité comme alternative viable au « capitalisme des désastres ».
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