Gabrielle Cluzel : du « bourgeois » au « courgeois », quelques considérations sur le peuple français

Publié le 27 Mai 2020
Gabrielle Cluzel : du "bourgeois" au "courgeois", quelques considérations sur le peuple français L'Homme Nouveau

Les Français, un peuple indiscipliné. On l’a entendu encore et encore mais c’est peut-être un peu court pour qualifier un peuple. Que dire de la France aujourd’hui et, surtout, qu’espérer pour elle ? Gabrielle Cluzel jette, dans son livre Enracinés !, un regard critique et plein de bon sens sur son pays et les valeurs et les institutions qui en sont le ciment.

Entretien avec Gabrielle Cluzel sur son livre Enracinés !
Propos recueillis par Odon de Cacqueray

Vous dressez dans votre livre Enracinés ! un portrait de ce qui fait la France, de ceux qui la font également. Vous pointez du doigt ce qui divise le peuple français. Vous différenciez dans ce peuple le bourgeois du « courgeois ». À qui s’applique ce terme de « courgeois » ?

J’essaye de lever l’ambiguïté sur le mot de « bourgeois », qui actuellement regroupe divers groupes d’individus qui n’ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres. « Tout le monde déteste les bourgeois », selon le slogan bien connu. De la même façon que « tout le monde déteste les policiers », comme certains ont pu le scander dans la rue il y a peu de temps. De gauche à droite, personne ne veut être le bourgeois. D’ailleurs, quiconque se voit qualifié de bourgeois le prend comme l’opprobre suprême.
Le catholique est considéré comme étant par essence un bourgeois. Des codes, des mœurs lui sont attribués. De cette bourgeoisie présupposée, il est déduit que ce même catholique a le portefeuille bien garni ainsi que tous les tropismes habituellement prêtés aux bourgeois. Cette vision est erronée. Le catholique, qu’il soit d’origine modeste ou d’extraction plus aisée a simplement des mœurs et une façon de vivre héritées d’un terreau chrétien. Terreau qui pendant longtemps a légué, à tous, pas seulement aux chrétiens, un référentiel commun, un ensemble de codes, un savoir-vivre, une certaine rigueur, une régularité, etc. Certains se sont plu à qualifier ces mœurs de bourgeoises. Le mariage lui-même en est venu à être considéré comme l’institution bourgeoise par excellence pour l’extrême gauche. Pourtant, du Puisatier à La Princesse de Clèves, ou encore dans les ouvrages de François Mauriac, le mariage est une institution importante, ceci quelle que soit l’extraction des personnages.
Actuellement sont appelés « bourgeois », autant le modeste militant de La Manif Pour Tous qu’un certain nombre de personnes enracinées, vivant modestement, sur un salaire, qui ont été éjectée comme la France périphérique des grandes métropoles, que les bourgeois façon Attali, qui passent d’un aéroport à un autre. Il m’a semblé que le mot de « courgeois » était plus adapté à cette deuxième catégorie. Un bourgeois est attaché à son bourg. Un courgeois court pour consommer compulsivement et sa joie est de courte durée (un court-joie), puisqu’il consomme immédiatement sans s’inscrire dans aucune continuité et que, quand les lumières de la fête seront éteintes, il ne sera plus rien.

Vous présentez les valeurs bourgeoises comme le liant de notre société. Ne sont-ce pas plutôt des valeurs aristocrates portées par une partie de la bourgeoisie à défaut d’aristocratie ?

C’est compliqué là encore à cause des différentes acceptions du mot bourgeois. Souvent cette catégorie est vue à l’aune de la vision marxiste. Elle est parfois également vue sous l’angle de l’Ancien Régime et elle s’oppose alors à l’aristocratie. Ces différentes visions expliquent en partie la détestation de tous envers la bourgeoisie. En réalité, l’acception actuelle du bourgeois concerne plus un mode de vie qu’une classe sociale et transcende les anciennes visions. Si, à l’origine, il y a bien des valeurs chevaleresques, issues de la chrétienté et portées par l’aristocratie, les bourgeois se sont approprié ces valeurs et ont même apporté leur pierre à l’édifice. En effet, le mérite et le goût du travail sont proprement bourgeois, ils sont le moteur pour s’élever et accéder au mode de vie de l’aristocratie.
Ces valeurs étaient, il y a quelques années, portées autant par le hobereau du village que par le bourgeois, le notaire, le médecin, l’industriel, ou encore l’électricien. L’honneur, qui est une valeur proprement aristocratique, signifiait quelque chose pour toutes ces catégories de personnes. Le paysan était aussi capable que le notaire d’expliquer à ses enfants qu’il fallait savoir « tenir son rang ». Je crois qu’il faut faire attention au sens donné aux mots et ne pas rester dans un prisme d’opposition de classe qui serait préjudiciable en empêchant de reconstituer ce mode de vie.

Vous dénoncez les atteintes faites à la famille et à l’armée. Pourquoi ces deux pôles ont-ils une si grande importance pour vous ?

Ces deux institutions, avec l’Église, ont su, ont pu garder comme un patrimoine précieux, ce qui constitue les fondements de notre enracinement, les fondements de cette bourgeoisie « blanquette-de-veau » brocardée par notre président, les fondements de notre tissu social. L’ascenseur social par le mérite, l’honneur, le sacrifice, n’existe guère plus que dans l’armée, sans idéaliser cette institution qui a également ses défauts, bien sûr. Il suffit de voir le parcours d’Arnaud Beltrame pour s’en convaincre. La famille, de la même façon, a en germe toutes les valeurs d’autrefois détestées aujourd’hui : la tradition, la transmission, les rituels, l’autorité, la hiérarchie, les liens du sang et même, en provoquant un peu, l’exclusion puisque chacun préfère ses enfants à ceux du voisin.

Vous avez parlé de l’Église. A vous lire, l’Église semble avoir raté une étape, laquelle ?

Le point commun entre l’armée, la famille et l’Église, c’est non seulement la conservation d’un certain nombre de vertus mais également d’un patrimoine, d’un ensemble de traditions. L’Église, à un moment que l’on peut superposer à Vatican IImais dans un mouvement sûrement antérieur, sinon tout ne se serait pas effondré aussi vite. On peut imaginer qu’il y a eu une rupture dans cette volonté de transmission de la foi. Pour ma part je l’identifie de deux façons, l’Église a pris une dimension uniquement horizontale au lieu de garder sa dimension transcendantale, verticale. Elle a voulu transmettre les biens terrestres et aider les pauvres. Mais il ne faut pas comprendre la pauvreté simplement dans une dimension matérielle, il faut une vision spirituelle. Alors même que l’Église a un important outil de transmission avec l’école privée, force est de constater qu’elle l’a négligé. Beaucoup de jeunes sortent de l’enseignement catholique sans qu’on leur ait transmis le début du commencement du Catéchisme de l’Église catholique. Des jeunes djihadistes sont passés par l’enseignement catholique, leur engagement prouve des aspirations spirituelles, comment se fait-il que l’Église n’y ait pas répondu ?
Il y a eu une rupture avec les gens les plus modestes, à cause d’une protestantisation ou une résurgence du jansénisme dans l’Église catholique, avec une religion très éthérée, dépouillée de son culte populaire. Cette religion ne répondait plus aux attentes de ceux qui ont une appréhension très concrète de la religion. Le double déficit de transmission et de dévotion a conduit à un effondrement de la pratique religieuse. Pour autant il ne faut pas avoir une vision pessimiste, il reste un bon nombre de foyers, de paroisses où la transmission et les dévotions sont encore conservées.

Vous terminez votre livre par un sujet qui vous est cher avec votre chapitre « La fabrique des porcs, c’est par ici ! » Comment une société qui dénonce les porcs, le harcèlement, peut-elle en parallèle participer à leur fabrication ?

Le mouvement « Balance ton porc », qui à tort est parfois écarté d’un revers de la main, traduit un malaise réel. Les femmes font face à une expression agressive de la sexualité, liée à un double phénomène : la révolution sexuelle et l’arrivée sur notre sol d’une population allochtone qui a des codes différents des nôtres. Comme a pu le dire l’abbé de Tanouärn, la civilisation est née le jour ou une femme a dit « non » à un homme et que celui-ci, qui aurait pu la contraindre, a utilisé sa raison, son cœur, son intelligence, et l’a respectée.

La consommation compulsive du courgeois a atteint la sexualité. La libération des mœurs est similaire à celle du marché, plus d’étape intermédiaire, plus de champagne, plus de réflexion, tout ce qui protégeait le plus faible (ici la femme) a disparu et ce dérèglement a abouti à une forte agressivité. Les hommes qui n’ont pas de délicatesse naturelle et manquent d’éducation écoutent le discours dominant qui les amène à avoir une vision basique de la sexualité et pensant que la femme est aussi demandeuse qu’eux, l’agressent.

L’autre volet important concerne cette population différente qui arrive sur notre sol et ne va pas changer de mœurs par l’opération du Saint-Esprit en traversant la frontière. D’autant moins qu’en arrivant, elle rejoint un groupe compact dans lequel ses mœurs se pérennisent. Il n’y a pas de dénonciation de ces deux phénomènes à cause des tabous qui les entourent.

Dans votre conclusion vous parlez du mouvement de La Manif Pour Tous, qui se bat pour sauvegarder tout le corpus de valeurs que vous avez abordé. Vous caractérisez ce mouvement comme une force de frappe « d’une remarquable efficacité », pourtant leurs résultats sont maigres ?

À coût terme, les résultats sont en effet maigres. « Mariage pour tous », PMA, pas de grande victoire. Pour autant, même s’ils sont brocardés et parfois par leur propre camp, ils sont les seuls à mettre du monde dans la rue sur ces sujets (du reste, les quelques gilets jaunes qui défendaient les mêmes revendications se sont fait phagocyter leur mouvement et n’ont pas réussi à perdurer). Ce ne sont pas des gens qui vont faire la révolution, ce n’est pas dans leurs gènes. Ce n’est pas la France qui détruit mais la France qui (re)construit. Ce n’est pas la France du grand soir, mais celle du petit matin. Globalement ce mouvement est porteur d’une grande espérance. Dans la crise sanitaire qui nous touche, je suis frappée de voir que l’homme est réduit à l’état d’animal avec un discours ou tout sanitaire ou tout économique. L’homme serait ou un ventre ou un porte-monnaie. Les catholiques sont les seuls à exprimer aussi une attente spirituelle. C’est cette population qui garde la verticalité du pays.

Vous précisez également qu’ils ne savent que (re)construire. Comment reconstruire sans déconstruire avant, faut-il attendre l’effondrement ?

Même si l’arbre a été coupé, les racines perdurent et il peut encore y avoir de bons fruits. Il faut retrouver ces racines. La population dont nous parlons a des atouts en sa faveur, ne serait-ce que sa démographie qui étonne à chaque manifestation. Elle a également une structure, un corpus de pensée au-delà de la contestation immédiate, une capacité à apporter une pensée profonde, structurée. Ce n’est pas sans me rappeler cet extrait du poème de Rudyard Kipling, « Tu seras un homme mon fils » :

« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie 
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir »

À qui destinez-vous ce livre ?

Il est toujours difficile de répondre à cette question. Je vais plutôt vous dire pour qui je l’ai écrit et pourquoi. Je l’ai écrit dans une perspective de justice pour tous ceux qui nous ont précédés. Comme ceux qui ont vu un aïeul condamné injustement et qui souhaitent sa réhabilitation, je trouve odieux de voir ceux qui m’ont précédée être vilipendés toute la sainte journée pour des raisons injustifiées. Je l’ai également écrit pour mes enfants, au sens large, c’est-à-dire les générations qui arrivent, pour qu’elles n’oublient pas de transmettre et je les remercie par avance de ce qu’elles transmettront. Tant pis si ma génération ne voit pas les résultats immédiats de ce qu’elle a transmis, pourvu que cette transmission perdure.

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