« Quand Israël sortit d’Égypte, la maison de Jacob d’un peuple barbare… » (Psaume 113, 1)
Commentaire spirituel
La référence biblique de cet alléluia est le psaume 113 (114 selon l’hébreu) qui est une description poétique des prodiges réalisés par le Seigneur au cours de l’Exode, et plus particulièrement le double passage de la mer rouge (sortie d’Égypte) et du Jourdain (entrée dans la terre promise) avec le même phénomène d’ouverture des eaux. On est là au cœur du mystère de l’ancienne alliance : Dieu s’est constitué un peuple, il l’a fait prospérer à l’étranger et il décide de le faire sortir de cette terre d’exil et de le conduire à travers le désert vers une terre qui lui est réservée et où ruissellent le lait et le miel. Ce passage du peuple choisi est la figure d’un autre passage, celui de l’Église, peuple de la nouvelle alliance, qui chemine vers le ciel à travers les réalités terrestres. Tout, dans cette histoire sainte d’Israël, est prophétique de la véritable et définitive histoire du salut réalisée en Jésus-Christ, dans le mystère de sa mort, de sa résurrection et de son ascension à la droite du Père. L’Égypte est la terre du chagrin, la vallée de larmes, où s’écoule la vie des hommes ; le peuple choisi est l’Église qui se multiplie et se rassemble en cette terre étrangère ; Moïse est le Christ, le chef destiné à conduire le peuple vers son but ultime ; la mer rouge symbolise l’eau du baptême dans laquelle les chrétiens déposent le fardeau de leurs péchés, représentés par l’armée égyptienne avec à sa tête Pharaon, c’est-à-dire le Diable, inspirateur es œuvres de mort ; la traversée du désert, c’est le combat spirituel semé de pièges et d’épreuves qui accompagne notre marche vers Dieu ; enfin, la traversée du Jourdain et l’entrée dans la terre promise, c’est l’éternité qui s’ouvre pour accueillir les élus dans la félicité sans fin de la vision béatifique symbolisée par le ruissellement du lait et du miel.
Le texte de notre alléluia ne mentionne pas explicitement toutes ces étapes de la Rédemption : il se contente de reprendre le tout premier verset du psaume et le compositeur n’a même pas songé à donner un verbe à se verset qui n’en a pas puisqu’il ne forme qu’une phrase avec les versets qui suivent. Pris tout seul, il n’a pas vraiment de sens, ce qui peut vouloir dire deux choses : soit l’alléluia était constitué à l’origine de plusieurs versets dont on a finalement laissé tomber les suivants ; soit le compositeur a intentionnellement laissé tel quel ce verset pour que, dans son imperfection grammaticale même, il évoque plus forcément la suite du psaume. Si on traduit ce texte correctement, on doit reconnaître qu’il n’est pas complet : « Quand Israël sortit d’Égypte, la maison de Jacob d’un peuple barbare… »
Retenons surtout le contexte pascal de ce chant qui nous plonge dans la propre histoire de nos âmes. Israël en effet, ce n’est pas seulement l’Église, c’est aussi chacun de nous. Notre âme est invitée par Dieu à sortir d’Égypte, à s’extraire du peuple barbare (barbare ici signifie bredouillant, c’est-à-dire un peuple étranger qui ne parle pas la même langue) pour émigrer vers la cité de Dieu. Entre le monde de la grâce et celui du péché, entre le règne de la lumière et celui des ténèbres, il y a réellement une frontière qui passe dans notre cœur. On ne parle pas la même langue, on est ennemi en terre étrangère, on ne se sent pas chez soi. Nous devons passer constamment de la laideur du mal à la beauté purifiante du bien, et concrètement, cela veut dire suivre le Christ et s’attacher à sa personne et à son amour. Plus encore que Moïse, Jésus qui est venu épouser notre condition humaine, peut nous sauver et nous acheminer vers son Père, véritable terre promise. Le mystère pascal du Christ est tout subordonné au nôtre : c’est pour nous les hommes et pour notre salut qu’il est descendu du ciel, qu’il a pris chair de la Vierge Marie, qu’il s’est fait homme, a été crucifié, est mort, a été enseveli, est descendu aux enfers, est ressuscité le troisième jours, est monté aux cieux, est assis à la droite du Père. On peut voir dans l’énumération des articles de notre Credo tout le détail de ce chemin prophétique parcouru par le peuple de l’ancienne alliance, tel qu’il vient d’être expliqué, tel qu’il est évoqué dans le texte si bref de notre alléluia. Et tout cela, dans l’ancien comme dans le nouveau Testament, est pour nous, propter nos. Le mystère pascal doit donc s’achever dans une immense action de grâces, que signifie précisément l’alléluia. S’il s’agit donc d’un chant pascal, on peut comprendre que cet alléluia trouve sa place aussi à la fin de l’année liturgique, au moment où l’Église se préoccupe avec de plus en plus d’intensité de la fin des temps et de la venue du Christ-Roi dans la gloire.
Commentaire musical
Nous sommes en présence d’un 2ème mode qui n’a rien de triomphal. Une fois de plus on est bien obligé de reconnaître que l’alléluia, dans le répertoire grégorien, n’est pas le plus souvent une pièce éclatante. Il s’agit plutôt d’une pièce contemplative de rumination de la parole de Dieu, et c’est vraiment le cas ici. Cette rumination doit prendre du temps à cause de la richesse du message contenu explicitement ou évoqué implicitement dans le texte. La mélodie répond parfaitement à cette nécessité contemplative. Le jubilus de l’alléluia est long, très beau, très progressif. Le verset se compose quant à lui de deux phrases mélodiques correspondant aux deux phrases du texte.
L’intonation part de la sous-tonique Do, au grave, puis monte par degrés conjoints jusqu’au Sol, après un appui expressif sur le Mi, et redescend jusqu’au Do avant de se fixer sur une première cadence en Mi, cadence qui n’en est pas vraiment une et qui ne doit pas arrêter le mouvement vers la suite. La progression du jubilus après l’intonation est très belle : une première courbe assez élancée avec son intervalle initial de quarte et ses deux paliers ravissants, sur le Mi puis sur le Fa, qui rendent un effet de balancement très heureux ; la reprise à l’identique de ce motif mélodique, sauf que l’intervalle de quarte est devenu une montée régulière plus chaleureuse par degrés conjoints ; un troisième élan qui ressemble beaucoup au second, mais commençant un degré plus haut, sur le Mi et non sur le Ré, et atteignant de ce fait pour la première fois le La supérieur. Ce troisième élan est suivi d’une très belle descente vive et régulière qui reconduit la mélodie jusqu’au Do grave. La dernière incise de ce long jubilus, plus ramassée, sera chantée de façon plus large, mais avec beaucoup de chaleur et de complaisance, notamment sur la longue tenue sur le Fa, doucement rythmée par deux répercussions, l’une au posé et l’autre au levé du rythme. La dernière descente permet d’élargir le mouvement avant la cadence finale qui est ferme et douce à la fois. Les variations d’élan et de repos, les variations d’intensité, de tempo, rendent ce jubilus très vivant, très agréable à chanter.
Le verset commence humblement, piano, sans éclat, évoquant la sortie sans fanfaronnade du peuple de Dieu de la terre d’Égypte. Mais déjà sur le nom de ce peuple, Israël, le mouvement s’anime. Il y a de l’amour et de l’admiration dans le traitement mélodique de ce nom. Cette première montée jusqu’au La aigu prépare le grand et magnifique élan de l’incise suivante, sur le petit mot ex. L’intervalle de quinte, très appuyé, propulse la mélodie jusqu’au La, puis on atteint même le Sib, sommet de toute la pièce, à l’intérieure d’une belle courbe admirative procédant par degrés conjoints. Ce petit mot exévoque la série de prodiges qui a provoqué finalement la sortie d’Égypte du peuple de Dieu. La mélodie un peu tourmentée de Aegýpto montre aussi à sa manière le caractère difficile et laborieux de cette sortie de l’esclavage. La phrase se termine en Ré et on devra bien prendre soin d’épanouir la dernière note au levé avant la cadence pour ne pas donner l’impression d’arriver trop vite sur la note pointée qui conclut la phrase.
La seconde phrase est sobre dans sa ligne générale. On reprend du mouvement au début, sur la montée de domus. Le nom Jacob est pris avec vigueur et netteté, et une dernière montée mais moins expressive que celle de la phrase précédente, reconduit la mélodie jusqu’au La aigu, sur pópulo. On retrouve le même caractère un peu tourmenté de la mélodie, expressif sans doute de la peine qu’a eue le peuple de Dieu à s’extirper de la nation égyptienne qui le détenait en esclavage. À partir de bárbaro, on retrouve la mélodie du jubilus, douce et pénétrante. Toute cette pièce est traversée par une joie mêlée d’un peu de mélancolie, « une joie de rêve toute en demi-teinte », précise dom Baron1, comme si l’âme, en se souvenant des misères de la terre, s’élevait avec espérance et humilité vers les régions promises où règne enfin le bonheur. Le 2ème mode rend très bien ce mélange de nostalgie et d’espérance qui caractérise la vie sur terre, dans l’attente de la béatitude éternelle.
1. L’expression du chant grégorien, tome 2, page 360.
L’Alleluia est à écouter ici :