« Le Seigneur a envoyé sa parole et les a guéris ; il les a arrachés à leur mort. Qu’ils rendent grâce au Seigneur pour sa miséricorde et pour ses merveilles en faveur des fils des hommes » (Psaume 106, 20, 21)
Commentaire spirituel
Le psaume 106 fait partie de cette section des longs psaumes historiques qui, chacun à leur manière, relatent les faits de Dieu dans la vie du peuple choisi. De ces grands textes émanent et la grande misère de l’humanité qui brille par son infidélité, et la plus grande miséricorde du Seigneur qui ne se lasse pas et pardonne toujours et reprend sans cesse son œuvre de sanctification. Notre psaume envisage quatre situations successives dans lesquelles le peuple a été mis en grande difficulté, par sa faute, puis a finalement crié vers Dieu qui l’en a délivré. On le voit tantôt voyageur en pays désolé, puis prisonnier, ensuite sujet à la maladie et enfin voyageur en mer (symbole du mal dans la Bible). Ces grandes strophes, bâties sur le même schéma, sont rythmées par deux petits refrains : un refrain dans la détresse : « Et ils criaient vers Yahvé dans la détresse, de leur angoisse il les a délivrés » ; et un refrain d’action de grâces après l’événement : « Qu’ils rendent grâce à Yahvé de son amour, de ses merveilles pour les fils des hommes ! » Ce dernier refrain constitue le verset de notre graduel. Le corps du graduel, lui, est emprunté à la troisième situation, celle de la maladie. Pour les guérir, Dieu envoie sa parole qui les délivre de la mort. À travers ces expériences cruelles où se rencontrent le péché et l’amour, où se combattent et se frôlent la mort et la vie, émergent plusieurs vérités très importantes pour notre vie spirituelle : d’abord le rôle néfaste du péché qui tôt ou tard nous conduit vers les abîmes ; ensuite le rôle de la prière qui est à la fois signe de conversion et appel efficace qui monte à coup sûr jusqu’au cœur de Dieu ; et enfin précisément cet amour de Dieu, cet amour incompréhensible, inlassable et bouleversant qui aura toujours le dernier mot sur le mal, le malheur et la mort.
Il n’est pas difficile d’appliquer ces vérités aux diverses situations présentes de notre pauvre humanité. Nous sommes souvent plongés, aujourd’hui aussi, dans une solitude mortelle qui résulte de l’absence de Dieu, dans les ténèbres de la captivité à l’égard des biens matériels qui étouffent la vie de notre âme, dans les troubles des maladies qui surgissent de nos mauvais agissements eux-mêmes, dans les tempêtes de l’activisme irresponsable de nos sociétés stressées et trépidantes, névrosées et déprimées. Dans ces diverses situations, le refrain du psaume intégré dans le chant de notre graduel nous redonne conscience du primat de Dieu dans notre vie. Lui seul peut nous guérir et nous arracher à la mort.
Mais il y a un autre enseignement qui résulte de ce verset de louange qui conclut le graduel. La louange, ici, est à la fois une conséquence des bienfaits du Seigneur, elle se confond avec l’action de grâces ; mais la louange est aussi le remède le plus approprié aux diverses situations un peu désespérées qu’on vient d’énumérer. Louer le Seigneur, gratuitement, c’est sortir de soi-même, c’est hisser son âme vers des régions sereines, au-dessus des réalités terrestres qui trop souvent n’engendrent que le trouble. L’habitude de la louange, dans une âme, créée en elle une disposition altruiste, elle détourne son regard intérieur de ses problèmes personnels, elle élargit son horizon et ouvre sa capacité d’admirer, d’aimer, de se donner. Alors, progressivement, une telle âme se dispose au bonheur, au vrai bonheur, à cette joie dont le Seigneur a dit que nul ne pourrait nous la ravir. L’Église nous montre l’exemple dans sa liturgie, elle nous invite à la louange, elle est vraiment une mère attentive et ardente. Elle possède le secret de la prière, le grand secret de l’amour. En effet, dans sa vie, elle sait parfaitement harmoniser la louange et le don de soi, la prière et la charité. Les charismes des diverses communautés, actives ou contemplatives, se conjuguent admirablement au service de la société. C’est le double bienfait qu’elle apporte à l’humanité. Elle lui offre le salut à la fois en se penchant sur elle et en tenant son regard fixé dans les cieux. Notre âme doit unir en elle aussi ces deux dimensions.
Commentaire musical
Nous voici en présence d’un long graduel assez typique du 5ème mode, ce mode joyeux dont les mélodies même classiques et souvent reprises ne sont jamais banales. Le corps du graduel est composé de trois phrases mélodiques et il en va de même pour le verset, ce qui donne à cette pièce un certain équilibre, même si, on va le voir, les mots sont beaucoup plus étendus et chargés de neumes dans le verset.
La première phrase est dans l’ensemble emprunte de gravité. C’est surtout le cas de l’intonation qui est très calme, ce qui ne veut pas dire lente, car au contraire elle doit être légère, mais elle se développe dans un registre grave, avec notamment sa belle descente sur la syllabe accentuée de Dominus. Ce mot doit être chanté avec un grand amour, c’est comme une grande révérence envers le Seigneur qui s’apprête à agir en faveur de son peuple. Une fois l’intonation achevée, la mélodie s’élève rapidement sur verbum qui est tout en mouvement. On croirait assister à l’envoi de la Parole divine. Il y a comme un souffle impétueux dans cette montée mélodique qui doit s’accompagner de chaleur vocale. Mais cet élan est bref, car juste après, sur la finale de verbum déjà, puis sur suum (possessif plein d’amour), la mélodie s’incurve à nouveau vers le grave pour se poser, comme à l’intonation sur la tonique Fa du 5ème mode. L’élan de verbum a seulement laissé présager de la suite. On peut considérer cette première phrase comme un résumé de toute la pièce. L’envoi de la Parole de Dieu implique les effets qui vont être détaillés dans les deux phrases suivantes.
La deuxième phrase, très courte, se compose seulement de trois petits mots : et, qui est juste traité par une seul neume qu’on pourrait dire introductif ; sanavit, qui commence sur un intervalle de quarte avant de retomber bien vite jusqu’au Fa de la tonique ; et enfin et surtout eos, ce pronom peronnel qui désigne les bénéficiaires de l’envoi salutaire de la Parole de Dieu. Ce eos, c’est nous, c’est l’Église. Un élan irrésistible va emporter la mélodie vers les sommets, c’est-à-dire jusqu’au Fa aigu, à l’octave de la tonique. C’est un véritable cri de joie qui évoque les guérisons évangéliques, celle de l’estropié qui se voyant guéri par Jésus se met à bondir pour exprimer sa reconnaissance. Ici, il y a un formidable crescendo à ménager, ce qui veut dire qu’il faut aborder le mot eos piano. Puis, avec beaucoup de célérité, atteindre d’abord le double Do, par un intervalle de quarte (Sol-Do), celui-là même que nous a déjà fait entendre le mot sanavit, et continuer l’ascension avec élan et force vers le Fa du sommet qui doit être pris avec douceur, cueilli par l’élan qui l’a précédé, mais aussi avec fermeté et chaleur. La phrase se termine sur une cadence en Do, donc à l’aigu, sur la dominante du 5ème mode.
La troisième phrase va bénéficier de l’élan de joie acquis dans la seconde. Jusqu’au bout de ce corps de graduel, on est maintenu dans une sorte d’allégresse et de légèreté. Plus encore que de nous avoir guéris de nos maladies, la Parole de Dieu nous arrache au pouvoir de la mort. L’Église chante cette heureuse nouvelle avec une complaisance très manifeste sur les deux mots eripuit eos. La prédominance des notes longues sur Do semble nous indiquer que ce prodige ne peut venir que de Dieu. La mélodie plane dans les airs de la puissance divine. Pour la deuxième fois, le mot eos est traité de façon très expressive, ici sans contraste mélodique (on part du Do et on revient sur le Do), mais dans une légèreté rythmique qui exprime très bien la légèreté des âmes qui se savent délivrées d’une telle oppression, de ce poids de mort qui pesaient sur elles. Cela doit et peut nous habiter tous. Nous avons été très réellement délivrés de la perspective de la mort éternelle par la mort et la résurrection de Jésus, la Parole du Père qui s’est incarnée pour notre salut. On doit sentir cette joie de notre foi dan tout ce passage, cette joie qui doit permettre aux chrétiens de traverser les épreuves de cette vie avec une âme sereine. La phrase se termine en revenant finalement au Fa grave de la tonique, non sans avoir fait entendre jusqu’au bout des intervalles assez importants, notamment sur eorum. On peut voir là toujours l’expression de la joie presque insouciante des âmes délivrées. Il y a très certainement une nuance d’enfance spirituelle dans cette troisième phrase et dans sa finale en particulier.
Le verset introduit donc une idée toute nouvelle, mais qui dérive évidemment de ce qui vient d’arriver. C’est l’action de grâces et la louange, après la délivrance. Ici c’est de la grande louange, dans un déploiement de neumes assez impressionnant. La première phrase de ce verset n’est composée que de deux mots (confiteantur Domino) mais ces deux mots sont traités avec un faste très spectaculaire. Pourtant, à l’inverse des phrases du corps du graduel, la mélodie, ici, semble plus statique, elle ne bouge presque pas. Elle semble s’accrocher au Do et ne plus vouloir le quitter. Cette longue tenue, entrecoupée seulement de descentes très ponctuelles sur le La (qu’il faut bien se garder de télescoper), pourrait être monotone si on ne lui donnait pas suffisamment de vie en ménageant bien les crescendo puis les decrescendo et en donnant au tout beaucoup de légèreté. Le motif mélodique de base est repris trois fois de suite, donc on doit renchérir à chaque fois, avec beaucoup de légèreté et de chaleur vocale en même temps. Le mot Domino se termine en une sorte d’extase sur le Do. C’est magnifique, cette louange interminable, qui se voudrait aussi éternelle que Dieu lui-même, et cela va se continuer sur la phrase suivante. Là encore, deux mots seulement mais qui n’en finissent pas. Sur le mot misericordiae, la notion qui est au cœur de ce graduel, la mélodie se déploie en une courbe absolument parfaite au balancement superbe, très régulière, très liée et très souple, qui nous mène du Fa grave jusqu’au Fa aigu, avant de nous ramener au Fa grave. Il faudrait avoir la mélodie sous les yeux pour pouvoir repérer cette extraordinaire équilibre dans l’agencement du motif mélodique central qui se répète cinq fois, deux fois en amont et deux fois en aval, de part et d’autre du sommet. Cela donne une impression de sécurité infaillible, accentuée encore par la succession des rythmes binaires, et en même temps de tendresse profonde. Le crescendo vers le sommet doit être discret, il ne s’agit pas de pousser les voix, mais au contraire de donner l’impression de calme, de régularité imperturbable. Le mot ejus est lui aussi bien expressif, dans sa ressemblance avec le premier eos dans la deuxième phrase.
La dernière phrase est toujours très admirative, légère dès le début sur et mirabilia. Là encore le deuxième ejus répond, et parfaitement, cette-fois, au deuxième eos du corps du graduel. On saisit par là que la louange qui caractérise le verset se calque exactement sur le bienfait qui en est la cause et qui l’a provoquée. Tout le beau mouvement qui termine cette pièce est caractéristique des graduels du 5ème mode, une mélodie légère puis plus large, chaude, qui s’enroule toujours autour du Do et se conclut dans une admirable courbe très joyeuse du Fa au Fa en passant par le Do aigu. Au total, nous sommes vraiment en présence d’un graduel très équilibré, très bien structuré, plein de lyrisme et de noble beauté, le texte et la mélodie s’harmonisant parfaitement. Un simple dimanche ordinaire recèle des trésors de vie spirituelle et d’art musical. C’est cela, le chant grégorien.
Pour écouter ce graduel :