« Tu as pitié de tous, Seigneur, et tu ne hais aucune de tes créatures. Tu ne tiens pas compte des péchés des hommes pour qu’ils se convertissent, et tu leur pardonnes car tu es le Seigneur notre Dieu. Pitié pour moi, mon Dieu, pitié pour moi car c’est en toi que mon âme se confie. » (Sagesse, 11, 24-25, 27 ; Psaume 56, 1)
Commentaire spirituel
Au seuil du Carême, l’Église place ses enfants dans une attitude d’humilité devant le Seigneur, contemplé comme Créateur et Rédempteur. À ces deux titres, Dieu exerce sur nous une souveraineté absolue. À ces deux titres également, nous lui appartenons. Il nous a tirés du néant par amour et c’est encore par amour qu’il nous a sauvés du péché et de ses funestes conséquences. L’histoire sainte, comme aussi l’histoire de notre âme, est une histoire de salut qui a commencé dans l’allégresse printanière de la création, s’est poursuivie dans l’expérience dramatique du péché, pour se transformer finalement en un combat gigantesque entre les forces du mal et celles du bien divin qui a été jusqu’à s’incarner pour nous récupérer de la déchéance dans laquelle nous étions tombés.
Deux abîmes se croisent donc et se comblent mutuellement : l’abîme de notre misère et celui de la miséricorde divine. Cela apparaît évident dans un sens : notre misère a besoin de la miséricorde, c’est facile à comprendre. Mais pourtant, c’est aussi vrai dans l’autre sens : l’abîme de la miséricorde appelle celui de la misère. Le premier abîme, c’est bien celui de la miséricorde. Elle existe avant, au-delà de notre misère. Cette miséricorde s’identifie avec l’amour de Dieu, avec sa bonté. Et la théologie nous dit que Dieu, parce qu’il est bon, se répand naturellement et de lui-même. Il s’agit d’un besoin de sa nature. Et cette expansion de son être hors de lui-même, c’est précisément la création qui le réalise. Mais pour que l’amour de Dieu devienne miséricorde, il faut un autre abîme et c’est l’abîme de notre misère. Même si l’amour de Dieu nous précède toujours, il est vrai de dire que sans nous, sans notre péché même, la miséricorde de Dieu n’existerait pas. Dieu nous doit quelque chose. Ce n’est pas très glorieux de notre part mais enfin Dieu nous est redevable. Et c’est un peu le message de notre introït qui rappelle au Seigneur, au début de la sainte Quarantaine, qu’il est notre Créateur et notre Sauveur, et qu’il a besoin de nous pour être tout cela.
Le texte de la Sagesse auquel est emprunté notre chant est un texte fort de la Révélation vétéro-testamentaire. Il énonce avec grande plénitude une vérité qui était déjà présente dans la foi du peuple de Dieu, mais qui n’avait peut-être jamais été exprimée aussi nettement. Et surtout, cette vérité est solidement argumentée au niveau de la raison. L’auteur du livre de la Sagesse justifie le fait que Dieu soit miséricordieux en scrutant la nature divine. En fait, notre introït abrège ce beau développement qui nous touche et qui est destiné à nous assurer de l’amour de Dieu à notre égard.
« Tu as pitié de tous, parce que tu peux tout, tu fermes les yeux sur les péchés des hommes, pour qu’ils se repentent. Tu aimes en effet tout ce qui existe, et tu n’as de dégoût pour rien de ce que tu as fait ; car si tu avais haï quelque chose, tu ne l’aurais pas formé. Et comment une chose aurait-elle subsisté, si tu ne l’avais voulue ? Ou comment ce que tu n’aurais pas appelé aurait-il été conservé ? Mais tu épargnes tout, parce que tout est à toi, Maître ami de la vie ! »
Même l’expérience du péché nous a prouvé que Dieu ne nous abandonnera jamais. Il ne pourrait pas nous abandonner sans perdre sa nature. Dieu ne serait plus Dieu s’il nous rejetait alors que nous mendions son amour. Au tout début de la grande période pénitence du Carême, nous nous mettons en face de la vérité qui doit toucher et notre cœur et le cœur de Dieu.
Commentaire musical
La mélodie de cet introït est empruntée au 1er mode. De fait, un courant de paix la traverse toute. On sent que ce chant se déploie dans l’intimité de l’âme avec son Dieu. Il est très doux, très expressif. Quatre phrases le constituent, la première et la quatrième encadrant dans la sobriété le message central de la seconde et de la troisième phrases qui nous parlent de ce qu’est profondément le Carême : une relation étroite entre Dieu qui pardonne et l’homme qui fait pénitence.
Le matériau mélodique de la première phrase est on ne peut plus sobre. Trois notes (Fa-Sol-La) servent au compositeur jusqu’à la finale de Dómine qui plonge au grave (Mi-Ré) avant de se poser sur la cadence en Fa. Mouvement très humble qui demande une interprétation modérée, sans aucun éclat, avec juste un petit élargissement de tendresse sur cette finale de Dómine. Un seul intervalle de tierce, à la toute fin de Dómine, caractérise ce passage qui se déroule tout entier sinon par degrés conjoints. Ce même mouvement se poursuit avec la même sobriété, la même simplicité tranquille jusqu’à la fin de la première phrase. Le compositeur a cherché à transmettre dans sa mélodie l’assurance fondamentale que contient le texte sacré qui raisonne avec justesse : « Vous ne pouvez pas haïr des créatures que vous avez vous-même façonnées. » Le La entendu sur nihil, sommet très relatif, disparaît même par la suite et ne sera plus entendu jusqu’à fecísti. Le passage au grave de eórum, terme générique (il s’agit de toutes les créatures) permet au compositeur d’exprimer le péché et sa profondeur et donc de viser discrètement, parmi toutes les créatures, l’homme qui a engagé toute la création matérielle dans le châtiment de la mort. L’intervalle de quarte de quæ, avant la cadence de fecísti, traduit un petit sursaut qui souligne la cohérence du raisonnement humain. Jusqu’à cette quarte, tous les intervalles étaient de seconde, sauf une tierce entre odísti et eórum.
La deuxième phrase coïncide avec un élan beaucoup plus net. Le tempo doit être d’emblée plus léger dès le début syllabique de dissímulans. La mélodie ne va plus cesser de monter, atteignant le Sib sur hóminum, puis montant jusqu’au Do et même jusqu’au Ré sur pæniténtiam , sommet de toute la pièce. La finale du mot hóminum demande un crescendo qui, par-delà la cadence, conduit vers le motif puissant de pæniténtiam. Ce dernier mot représente vraiment un cri de l’âme. Au seuil du Carême, la pénitence est envisagée comme le grand moyen de retrouver le Seigneur. L’âme s’encourage avec force devant un programme qui rebute à sa nature. Et l’on peut voir aussi dans ce cri la traduction d’une demande faite à Dieu de ne pas permettre que son silence devant le péché des hommes, son apparente faiblesse, en réalité toute tournée vers notre amendement, ne soit pas pour lui une occasion d’humiliation et de honte. Il y va de la gloire de Dieu, de son honneur qui a su patienter pour pouvoir un jour pardonner. L’âme se sent fragile, elle sait que sans la grâce de Dieu, elle ne pourra procurer au Seigneur cette victoire et cette joie. Elle se prémunit contre sa faiblesse en demandant au Seigneur de considérer son ardent désir du moment et de le mener à bonne fin. En définitive un fiasco de notre part entraînerait la faillite même de Dieu, de sa miséricorde. Cette deuxième phrase est donc située au centre de la pièce et représente un sommet très significatif.
La troisième phrase bénéficie de l’énergie accumulée à la fin de la précédente. Le petit mot et assure d’ailleurs la liaison entre les deux idées, rattachant les deux participes présents : dissímulans et parcens. Ce petit et doit être pris avec une belle vivacité, amenant l’accent chaleureux de parcens, puis celui, redondant de illis : deux mots qu’il faut prendre avec beaucoup d’ardeur. La finale de illis, jouant sur les deux cordes Ré et Fa, les Fa étant tenus, les Ré bien pris au levé du rythme, bénéficie d’un élargissement assez net qui conclut non seulement cette troisième phrase mais aussi l’ensemble formé par la deuxième et la troisième phrases.
Enfin, la toute dernière phrase retrouve le climat d’intimité par où a commencé la pièce. L’amour, la tendresse, la reconnaissance aussi, s’emparent de ces neumes jusqu’à la fin. Le début est piano, sur quia, puis la quarte Ré-Sol qui inaugure le traitement mélodique du pronom personnel tu, élargit le mouvement, mettant très bien mis en relief ce pronom grâce à un long mélisme très enveloppé, très doux, mais qui ne manque ni de fermeté ni d’assurance. On retrouve le même intervalle de quarte du l’attaque de Dóminus, dans la même atmosphère large et aimante qui nous fait cueillir avec beaucoup de complaisance le long Deus, dont la mélodie, au début, n’est pas sans rappeler celle de parcens, comme pour indiquer discrètement l’identité de Dieu avec son attribut qu’est la miséricorde, comme pour le rappeler au Seigneur lui-même. La pièce se termine de façon classique en 1er mode, en une finale très paisible et pleine de certitude, procédant toute par degrés conjoints. La confiance et l’humilité s’expriment dans la verset qui doit être pris avec légèreté et en crescendo vers l’accent du second miserére.
Pour écouter cet introit :