« Venez, adorons Dieu et prosternons-nous devant le Seigneur. Implorons celui qui nous a créés car il est le Seigneur notre Dieu. Venez, exultons de joie pour le Seigneur, jubilons pour Dieu notre Sauveur. » (Psaume 94, 6, 7, 1)
Commentaire spirituel
Le rôle de l’introït n’est pas seulement d’introduire, comme son nom l’indique ; il sert également souvent d’invitation. Gaudéte, Lætáre, Jubiláte, etc. Ici aussi il s’agit d’une invitation : veníte adorémus. Or le psaume 94 (95 selon la tradition hébraïque) auquel est emprunté ce chant, est précisément appelé dans la liturgie le psaume invitatoire. C’est celui que les moines chantent chaque jour au début du premier office, celui des matines. Et la liturgie romaine a le même usage au commencement de l’office des lectures. Il s’agit donc d’un texte engageant par excellence. Ce psaume fonde son invitation initiale sur un double motif : la grandeur de Dieu manifestée dans la création ; et la fidélité de ce même Dieu à l’égard du peuple qu’il s’est choisi, et ce malgré les multiples trahisons qui jonchent son histoire depuis sa fondation dans le désert. La création et la rédemption sont pour nous aussi les deux motifs de notre adoration envers ce Dieu que nous ne voyons pas mais qui éclate pourtant dans la splendeur de son activité ad extra, activité dont nous sommes les destinataires et les bénéficiaires. Ce double motif est à la fois universel et particulier : d’un côté, il y a l’immensité de la création et l’universalité du salut ; de l’autre côté, il y a chacun et chacune d’entre nous. Dieu s’est penché sur moi, il m’a aimé et c’est par amour pour moi qu’il a déployé cette magnificence qui m’entoure de toutes parts. Elle m’entoure dans la beauté première du monde ; elle m’entoure aussi dans ce monde du salut qui se déploie invisiblement mais très réellement dans ma vie comme dans la vie de l’Église.
L’adoration est une attitude fondamentale de l’homme devant Dieu. C’est aussi une attitude enrichissante et non pas humiliante. Le geste de nous courber devant Dieu, paradoxalement, nous élève, nous fait grandir, parce qu’il nous fait plonger dans un abîme d’amour. Le Pape Benoît XVI a si bien parlé de cette attitude lors des JMJ de Cologne en 2005 ! Il évoquait les « différents sens que le mot adoration a en grec et en latin. Le mot grec est proskynesis. Il signifie le geste de la soumission, la reconnaissance de Dieu comme notre vraie mesure, dont nous acceptons de suivre la règle. Il signifie que liberté ne veut pas dire jouir de la vie, se croire absolument autonomes, mais s’orienter selon la mesure de la vérité et du bien, pour devenir de cette façon, nous aussi, vrais et bons. Cette attitude est nécessaire, même si, dans un premier temps, notre soif de liberté résiste à une telle perspective. » Puis, le Pape évoque l’étymologie latine du mot adoration en faisant référence au climat d’amour de la dernière Cène qui a présidé à l’institution de l’Eucharistie. « Il ne sera possible de la faire totalement nôtre (cette attitude de soumission soulignée par le mot grec proskynesis) que dans le second pas que la dernière Cène nous entrouvre. Le mot latin pour adoration est ad-oratio, contact bouche à bouche, baiser, accolade et donc en définitive amour. La soumission devient union, parce que celui auquel nous nous soumettons est Amour. Ainsi la soumission prend un sens, parce qu’elle ne nous impose pas des choses étrangères, mais nous libère à partir du plus profond de notre être. »
Le chant grégorien, par lui-même, est invitation à l’adoration dans ces deux dimensions de soumission et d’union, parce que le chant grégorien est un chant d’amour. L’amour authentique vénère profondément l’être aimé en même temps qu’il cherche à le rejoindre et à s’unir à lui. Adorer Dieu, en ce dernier sens, n’est possible que par la grâce qu’il nous a faite de bien vouloir s’unir à nous. Le chant grégorien est une réponse d’amour à l’incarnation. Il chante éperdument ce mystère, il nous unit à l’être célébré, qui est aimé et chanté. Il est alors source d’une joie profonde, cette joie que mentionne le verset : « Venez, exultons de joie pour le Seigneur, jubilons pour Dieu notre Sauveur. ».
Commentaire musical
L’introït Veníte est emprunté au 2ème mode. Une fois de plus nous pouvons constater que le qualificatif tristis ne recouvre pas, loin de là, toutes les nuances expressives de ce mode sérieux, profond, léger, charmant. Certes, il n’éclate pas en cris de joie, mais sa ligne générale, quoique contenue dans un ambitus restreint, ne manque ni d’élan ni de fluidité. Notre introït comprend trois phrases mélodiques assez brèves qui renchérissent l’une sur l’autre par l’emploi d’intervalles que l’on retrouve au début de chacune d’elles.
L’intonation est vive et ferme, mais douce aussi, comme il convient à une invitation. Elle commence directement sur la dominante du mode, ici le Do et non le Fa puisqu’il s’agit d’une pièce transposée à la quinte. L’accent de veníte est bien souligné par le podatus vigoureux Do-Ré, et la finale, en plongeant au grave, apporte sa nuance de douceur, une douceur qui donne envie d’entrer dans le mystère. On peut noter aussi que cette intonation réalise déjà mélodiquement la courbure de l’adoration à laquelle elle invite. La mélodie se penche gracieusement vers la finale de veníte, comme en un beau geste de vénération. Ce qui veut dire qu’il faut prendre cette finale avec douceur et révérence.
Puis vient l’élan de adorémus, élan très sobre qui nous fait rejoindre à nouveau la dominante. Le traitement mélodique de ce mot nous dit que l’adoration-soumission, est en réalité un acte digne de la personne humaine qui s’élève en s’humiliant devant l’infini. Cet infini est mentionné juste après sur le mot Deum qui nous fait atteindre le premier sommet de la pièce. Il faut bien se complaire dans cette attaque vigoureuse de l’accent de Deum et aussi dans la longue tenue de la syllabe finale qui évoque justement l’infinie grandeur, l’éternité de celui qu’on est invité à adorer.
L’élan de adorémus (Sol-La-Do) se retrouve une première fois sur procidámus, qui signifie pourtant le geste de la prosternation. L’art grégorien met bien en valeur l’ennoblissement de la personne qui s’humilie ainsi physiquement et spirituellement devant Dieu. À part l’intonation, les deux membres de cette première phrase, rythmée par les deux verbes, se ressemblent beaucoup et la seconde renchérit ainsi sur la première. Dóminum, quant à lui, est traité à peu près comme Deum, avec juste ce qu’il faut de nuance pour ne pas tomber dans la répétition pure et simple. C’est sur l’accent de Dóminum, semble-t-il, qu’il faut placer le sommet de toute la pièce, encore que la progression, marquée par les répétitions mélodiques des débuts de membres et de phrases, soit continue et nous emmène vers la troisième phrase, au-delà de cet apex qui est expressif mais aussi relatif si l’on prend en considération cette progression régulière.
La deuxième phrase introduit elle aussi de légères nuances dans une formule mélodique qui associe le verbe plorémus aux deux verbes précédents adorémus et procidámus. On retrouve en effet, mais monnayés un peu différemment, les intervalles Sol-La-Do qui revêtent ces trois verbes. La similitude des deux phrases se prolonge sur le mot ante qui est repris strictement à l’identique avant eum comme avant Dóminum. La finale de cette seconde phrase est toute simple. Elle fournit le premier motif de notre adoration : nous sommes des créatures et c’est Dieu qui nous a façonnés.
La troisième phrase renchérit encore une fois, la dernière mais tout de même la quatrième fois de cette pièce, sur quia ipse est, où l’on retrouve encore, toujours de façon très bien nuancée, les intervalles Sol-La-Do déjà soulignés. La longue sur le Do de Dóminus répond à celle de Deum dans la première phrase. La pièce se termine de façon très large et solennelle avec une dernière mention du Seigneur (Deus) objet de notre adoration, dont les noms rythment également tout cet introït aux verbes nombreux et suggestifs. Toutes les notes de ce Deus sont munies d’épisèmes et donc allongées, soutenues. En contraste, le petit noster de la fin brille par son charme et sa simplicité. Il introduit in extremis une nuance exquise de tendresse et de douceur. Ce Dieu et Seigneur que nous adorons, c’est notre Dieu. N’ayons pas peur mais laissons-nous aller à la joie qui resplendit dans le verset.
Pour écouter cet introit :