Hommage vibrant du cardinal Sarah au grégorien et à la liturgie

Publié le 03 Nov 2017
Hommage vibrant du cardinal Sarah au grégorien et à la liturgie L'Homme Nouveau

Pour le Jubilé d’or à Praglia (Italie) fêtant les 50 ans de fondation de l’Association Saint-Benoit Patron de l’Europe, le Cardinal Robert Sarah a rappelé le lien étroit entre les racines chrétiennes de l’Europe et la liturgie. Dans son propos, le cardinal a rappelé la place importante du latin et du grégorien, chez les bénédictins, mais aussi chez tous les catholiques. Il voit en effet dans ces deux composants la matrice de la liturgie. Pour le cardianl Sarah, le grégorien en tant que chant liturgique par excellence, est le plus à même de faire le lien entre le monde visible et invisible et ainsi de nous permettre de rentrer dans l’extase chrétienne, seule vraie extase, possible uniquement, dit-il, en présence de la croix. 

Message à l’Association Saint-Benoît Patron de l’Europe à l’occasion de son Jubilé d’or (50 ans de fondation)

Je suis heureux de saluer toutes les personnes, originaires de divers pays européens, qui participent au Congrès de l’Association Saint Benoît Patron de l’Europe, dans cette magnifique abbaye bénédictine de Praglia, à l’occasion de son Jubilé d’or. En effet, c’est en 1967, il y a tout juste cinquante ans, que votre Association a été fondée à la suite de la proclamation, par le Bienheureux Pape Paul VI, de saint Benoît de Nursie, le « Père » du monachisme en Occident, Saint Patron de l’Europe, le 24 octobre 1964 (1). Les fondateurs de votre Association s’étaient sentis particulièrement concernés par l’appel lancé par le Souverain Pontife depuis l’abbaye du Mont Cassin, symbole du déchirement, puis de la réconciliation des nations qui constituent l’Europe: « Notre vieille société », avait dit Paul VI, « a tellement besoin de puiser dans ses racines chrétiennes une vigueur et une splendeur nouvelles, dont elle est redevable en si grande partie à saint Benoît qui les a alimentées de son esprit » (2), L’objectif principal de l’Association Saint-Benoît Patron de l ‘Europe consiste donc à promouvoir et à diffuser la culture chrétienne dans une Europe spirituellement unie par la foi en Jésus Christ, Rédempteur de l’humanité. Il n’est donc pas étonnant que, dès les premières heures de la vie de votre Association, le Très Révérend Père Abbé de Notre-Dame de Fontgombault, Dom Jean Roy, vous ait assuré de son soutien spirituel et de sa protection paternelle, une résolution courageuse et une attitude bienveillante, qui ne se sont jamais démenties par la suite sous ses successeurs: le Père Abbé émérite Dom Antoine Forgeot, qui honora de sa présence toutes vos rencontres importantes, et maintenant le Père Abbé Don Jean Pateau, que je salue très cordialement, de même que le Père Abbé de Notre-Dame de Triors, Dom Hervé Courau, qui vous a lu le message de Dom Forgeot.

En tant que Préfet du Dicastère qui porte le nom de « Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements », je ne peux pas ne pas souligner que le thème des racines chrétiennes de l’Europe a une dimension éminemment liturgique. Cela nous incite à évoquer d’emblée le chant grégorien, dont le support est la langue latine. À ce propos, je voudrais rendre hommage à votre Association, qui n’a jamais manqué d’encourager l’étude et l’usage du latin: il fut autrefois la langue commune de l’Europe et donc un moyen de communication, de culture, de science et d’éducation… et aussi, et je dirais surtout, la matrice de la prière liturgique, c’est-à-dire du culte divin. Grâce à l’appui fraternel et l’aide particulièrement compétente et efficace des moines bénédictins, je vous encourage à tenir en très grand honneur le chant grégorien, puis qu’il constitue l’ornement et l’écrin le plus pur et le plus admirable des textes de la liturgie catholique, qui sont eux-mêmes le reflet de l’éternelle Beauté de Dieu et l’énoncé de la Vérité divine transmise par la liturgie de l’Église. Dans son admirable discours au Collège des Bernardins, à Paris, le 12 septembre 2008, le Pape Benoît XVI disait ceci : « Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume : “Coram angelis psallam Tibi, Domine” – en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (cf Ps 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères ». Le Pape exprimait ici d’une manière inégalée la quintessence de la prière liturgique: en effet, le chant sacré n’est liturgique que dans la mesure où il poursuit le même but que la liturgie elle-même, qui est de glorifier Dieu, de le louer, de l’adorer, et de sanctifier les fidèles. C’est ce qu’affirme l’ article 112 de la Constitution Sacro sanctum Concilium sur la Liturgie du Concile Vatican II: « La musique sacrée sera d’autant plus sainte qu’elle sera en connexion plus étroite avec l’action liturgique, en donnant à la prière une expression plus suave, en favorisant l’unanimité ou en rendant les rites sacrés plus solennels ». Puis, il convient évidemment de citer l’ article 116 de cette même Constitution, que vous connaissez bien, sur le chant grégorien; nous devons toujours le garder en mémoire: « L’Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine ; c’est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d’ailleurs, doit occuper la première place ».

Le chant grégorien rend spirituelles les réalités sensibles et sensibles les réalités spirituelles. On peut parler à son sujet d’une connexion admirable, faite à la fois d’une unité et d’un échange constant et fécond, entre, d’une part, le monde visible, celui des hommes qui sont en chemin dans cette « vallée de larmes » et, d’autre part, le monde invisible, celui des anges et des saints qui vivent dans la Patrie bienheureuse, une réalité et une vérité que le Docteur angélique, saint Thomas d’Aquin a su expliciter d’une manière particulièrement limpide dans ses traités sur la Création et sur les fins dernières. Le chant grégorien est donc le moyen ou l’instrument idéal de l’extase, c’est-à-dire une sortie de soi-même, si l’on est encore dans la chair, pour un ravissement ou une pure contemplation de la présence divine, une plongée de notre être en Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, cette Très Sainte Trinité d’Amour, que Pascal dans son mémorial de la nuit du 23 novembre 1654 exprime par ces quelques mots maladroits, qu’il parvient à balbutier: « certitude, certitude, sentiments. Joie. Paix… Joie, joie, pleurs de joie ». Dans mon ouvrage La force du silence, j’ai évoqué le rôle essentiel et incontournable de la Liturgie dans cette expérience spirituelle de l’extase chrétienne, qui est la vraie et authentique extase, en soulignant l’importance du lien indissoluble entre la prière et le silence : « Le silence est l’attitude positive de celui qui se prépare à l’accueil de Dieu par l’écoute. Oui, Dieu agit dans le silence (3). Il s’agit donc d’un silence où nous regardons simplement Dieu, où nous Le laissons nous regarder et nous envelopper dans le mystère de sa majesté et de son Amour » (4). La religieuse cistercienne néerlandaise, Béatrice de Nazareth, qui vivait au XIIIe siècle (5), auteur des Sept degrés de l’Amour divin, s’efforce de décrire cette expérience de l’extase à partir de la liturgie chantée en grégorien: « Un soir que l’on chantait les complies au chœur, et que l’on était rendu à l’antienne du jour, je fus tout à coup ravie à moi-même et je vis avec les yeux de l’esprit la Très Sainte Trinité dans sa gloire, David et les chantres de la Céleste Jérusalem qui chantaient sur la cithare les louanges de la Majesté divine; et toutes les puissances du Ciel, plongées dans la contemplation autour de son Trône, exprimant leur Amour dans une jubilation merveilleuse. Pendant que je m’efforçais de mêler ma voix à celle des chœurs célestes, les complies s’achevèrent, et les autres Sœurs quittèrent le chœur. Plongée dans la méditation, et penchée sur ma stalle comme une personne endormie, je ne voyais rien de ce qui se passait autour de moi ». (6)

Toutefois, il n’y a pas d’extase authentique sans la présence de la Croix, car l’extase chrétienne, la vraie et authentique extase, est avant tout la communion à l’extase d’Amour de Jésus, le Fils unique de Dieu, dans son acte rédempteur, ou, en d’autres termes, l’offrande de sa vie pour le salut de l’humanité, d’où le substantif « offertoire » qui désigne, pendant la célébration de la Sainte Messe, le don des oblats destinés à devenir le Corps et le Sang du Seigneur Jésus au moment de la consécration. C’est ce qu’exprime dans la liturgie catholique l’hymne magnifique du Vexilla Regis de saint Venance Fortunat, que nous chantons aux vêpres de la Semaine Sainte : « Les étendards du Roi s’avancent, Mystère éclatant de la Croix ! Au gibet fut pendue la chair du Créateur de toute chair… Arbre dont la beauté rayonne, paré de la pourpre du Roi, d’un bois si beau qu’il fut choisi pour toucher ses membres très saints ! Arbre bienheureux ! À tes branches la rançon du monde a pendu! Tu devins balance d’un corps et ravis leur proie aux enfers! Salut, autel ! Salut, victime de la glorieuse Passion ! La vie qui supporta la mort par la mort a rendu la vie ! 0 Croix, salut, unique espérance! En ces heures de la Passion, augmente les grâces des saints, remets les fautes des pécheurs ». Car il est vrai que, dans la célébration du Saint-Sacrifice de la Messe, c’est la Sainte Liturgie qui évoque et réalise, en tous points de notre terre et à tous les instants du jour et de la nuit, le Mystère de la Croix, l’Arbre de Vie miséricordieusement enraciné dans nos cœurs, son inépuisable fécondité pour le salut de nos âmes. 

Je vous remercie pour votre attention, et, en vous souhaitant un excellent Jubilé, je vous bénis de tout cœur.

Abbaye bénédictine de Praglia (Padoue), le 21 et 22 octobre 2017 

Cardinal Robert Sarah

1. Lettre apostolique Pacis nuntius du 24 octobre 1964.

2. Allocution prononcée le 24 octobre 1964, après avoir consacré la basilique de la célèbre abbaye qui avait été détruite le 15 février 1944 par les bombardements alliés. Elle fut reconstruite à l’identique après la guerre.

3. Numéro 271.

4. Numéro 265.

5. 1200-1268.

6. Cf. Joseph von Gôrres (1776 -1848), La mystique divine, naturelle et diabolique, traduction française de Lehrgeb âude der chris/lichenMystik, 2ème édition, 1879-1880.

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