Il faut sortir de la démocratie sociétale : un entretien avec Yves-Marie Adeline

Publié le 06 Juil 2017
Il faut sortir de la démocratie sociétale :  un entretien avec Yves-Marie Adeline L'Homme Nouveau

Philosophe, écrivain, poète et musicien, Yves-Marie Adeline est aussi un homme engagé. Mais son engagement découle de son analyse du monde. Dans La Droite piégée, puis dans La Droite impossible, il a théorisé le phénomène politique du cliquet qui trouve une illustration exemplaire dans la loi sur l’avortement défendue par Simone Veil qui vient de disparaître et que, faute d’analyse politique sérieuse, nombre de défenseurs de la vie ne semblent pas percevoir. Yves-Marie Adeline a bien voulu nous en parler et étendre notre échange à la reconstruction de la droite.

La mort récente de Simone Veil a suscité beaucoup de réactions. Étrangement, même du côté des défenseurs de la vie, certains lui ont rendu hommage, ne percevant visiblement pas le côté fondateur de la Loi Veil. Celle-ci n’incarne-t-elle pas, par excellence, ce que vous avez théorisé sous le nom de « théorie du cliquet » ?

Si, elle l’incarne. Quand Simone Veil a présenté cette loi, c’était avec de grandes précautions oratoires, jurant qu’elle était moralement contre mais que c’était pour venir en aide aux femmes en détresse. Je ne dis pas qu’elle n’était pas sincère, d’ailleurs à cette époque, les jeunes mères célibataires – qu’on appelait alors avec mépris les « filles-mères » – étaient recueillies dans des « maisons maternelles » où elles étaient indignement traitées comme des filles perdues, de mauvaise vie, coupables d’avoir accepté les avances d’un homme.

C’était une œuvre de justice que de chercher à soulager leur détresse : une meilleure reconnaissance de la maternité célibataire ; des allocations à parent isolé ; un effritement progressif des préjugés anciens contre les bâtards – notons que ce mépris du bâtard n’a pas toujours existé, il était mieux reconnu dans la société médiévale qu’aux temps modernes – la prescription de moyens contraceptifs… Puis, par effet d’entraînement, sont venues la dépénalisation d’abord, la libéralisation ensuite – de « l’avortement » – au terme impropre, puisque dans le monde animal l’avortement est une fausse couche ; quant à « IVG » le mot est mensonger : il ne s’agit pas d’« interrompre », ce qui supposerait qu’on puisse y revenir, mais « d’arrêter » la grossesse. Comme dans toute décadence, un flou notionnel a envahi les esprits, y compris parmi ceux qui parfois s’opposent à l’« IVG » et à la contraception avec la même virulence, alors qu’il y a non-fécondation dans celle-ci – donc pas de vie humaine en jeu – et fécondation dans celle-là. Cela dit, on connaît des pratiques présentées comme contraceptives qui sont en réalité abortives ; mais dans la mesure où les adversaires de ces pratiques mélangent eux aussi contraception [sur la position catholique sur la contraception, cf l’encyclique Humanae vitae de Paul VI, ndlr) et cessation volontaire de grossesse dans une réprobation égale, le débat éthique, qui doit nécessairement commencer par être un débat sur ce qu’est un homme – ce que j’ai tenté de faire dans mon livre Anthropologie – demeure dans une confusion générale qui ne nous aide pas à parler et agir contre l’avortement.

N’y a-t-il pas un côté désespérant dans votre théorie du cliquet puisqu’elle semble indiquer l’impossibilité de revenir sur une loi mortifère ?

Je n’ai pas cherché à désespérer mes lecteurs mais à les avertir que nous vivons dans un régime qui repose sur le principe que la parole politique doit se substituer à la parole morale. Autant il est juste de distinguer les deux – car la politique n’a pas à s’insinuer dans la morale individuelle – autant il est injuste de laisser au pouvoir politique le soin de décider du bien et du mal. Hugues de Saint-Victor, au XIIe siècle, nous a enseigné la distinction entre trois morales : la morale personnelle, la morale privée (ou familiale) et la morale publique ou sociale. C’est dans cette distinction que peuvent trouver place les deux sphères politique et morale. Or, dans notre régime ne cohabitent plus deux autorités – politique et morale – mais une seule, le pouvoir politique. Voilà l’origine du phénomène de cliquet : au moment de la discussion autour d’une loi particulièrement choquante, une opposition peut se faire entendre ; mais une fois la loi adoptée, on ne peut pas revenir en arrière, même en idée seulement, parce que la parole politique a créé une nouvelle norme morale – du moins à condition que cette norme accentue la liberté d’agir librement, et pour cela de redéfinir le bien et le mal. Simone Veil elle-même a pu éprouver ce phénomène, puisqu’elle a défilé contre le projet de loi instituant le mariage homosexuel ; mais une fois la loi adoptée, la droite – quelle qu’elle soit – n’y revient jamais : y revenir serait anti-démocratique dans l’esprit du régime – je parle bien sûr de démocratie sociétale, car politiquement nous sommes en régime oligarchique. La seule issue est donc de sortir de la démocratie sociétale ; mais il est évidemment bien plus facile d’en rester aux illusions de la droite. C’est pourquoi l’on préfère oublier ce que j’ai écrit.

On parle beaucoup aujourd’hui de refondation de la droite. Vous êtes l’auteur de plusieurs livres sur le sujet. Les concepts mêmes de droite et de gauche ne sont-ils pas un héritage révolutionnaire, un acte de rupture avec le souci du bien commun et un cliquet qui empêche de refonder l’unité du pays ? 

C’est vrai, cette distinction procède de ce qui fait le moteur du régime, à savoir aujourd’hui l’opposition continue de la liberté sociétale à l’autorité : ainsi, dire que l’on n’est « ni de droite ni de gauche » est en soi une parole de droite, car la gauche, qui nourrit l’esprit de notre régime, se revendique comme telle. Se cantonner à droite, même dans une droite populaire socialement généreuse, c’est accepter une scission fondatrice de notre régime, au mépris du bien commun. J’ai éprouvé cela quand je faisais de la politique, je n’aimais pas me laisser enfermer à droite, particulièrement sur les questions sociales ; parfois, pour choquer mon entourage, je me présentais comme « royal-socialiste » : l’adjectif « socialiste » était évidemment outré, mais je voulais faire comprendre que le royalisme ne doit pas être au service de l’oligarchie, les deux régimes sont différents.

Un discours conservateur essaye d’émerger en France. Quel regard portez-vous sur celui-ci ?

Si ce discours doit, comme d’habitude, se laisser prendre au piège du régime, ceux qui le portent ruineront une fois encore l’espérance de ceux qui les écoutent.

Pensez-vous que le discours contre-révolutionnaire, qui ne se contente pas de se plaindre des effets, mais remonte aux causes, soit devenu obsolète, incapable de se renouveler et de prendre pied dans le contexte actuel ?

Mais on peut se renouveler ! J’ai publié Les Nouveaux seigneurs, un livre où je montre comment nos sociétés sont devenues oligarchiques, comment la démocratie n’est plus une pratique, mais reste une religion au sens mahométan du terme : un ciment de la société, quelque chose à laquelle il faut croire – sous peine « d’excommunication » politique – mais à la manière des croyants non-pratiquants. Par réalisme, je crois impossible de sortir avant longtemps de cette redistribution des cartes, de ce glissement de la démocratie à l’oligarchie ; mais il est encore possible de contrebalancer ce régime en l’équilibrant par le recours à la fonction arbitrale suprême. Vous voyez, je n’ai pas renoncé au concept du roi. La question est : comment ? Je réponds que l’histoire a toujours été plus imaginative que nous, pauvres analystes.

Dans un petit livre récent, La Guerre intérieure, vous analysez la montée et la place de l’islam en France. Vous estimez que nous allons vers une guerre intérieure, mais vous ne dites pas ce que nous devons faire pour l’éviter, ni pour s’y préparer… 

D’abord, je précise que c’est bien le seul de mes livres que je souhaite ardemment voir contredit dans l’avenir. Mais si j’ai raison, je ne vois pas notre régime capable de l’éviter, dès lors qu’il est passé lui-même d’une politique d’assimilation – visant à transformer complètement l’immigré en un Français culturellement assumé – à une politique de simple intégration – d’ailleurs impossible, s’agissant des musulmans qui constituent l’essentiel de cette immigration massive, jamais vue dans notre histoire. Je rappelle que les Francs eux-mêmes, au Ve siècle, ne dépassaient pas 5 % de la population parmi la Gaule romanisée. Donc, éviter le choc ? Je ne vois pas comment, mais encore une fois j’espère me tromper. Il y a tout de même, pour quelques-uns d’entre nous la prière, l’évangélisation, et pour tout le monde la guérison de notre haine de soi, le souci de donner aux musulmans l’image d’une France à aimer… Car aujourd’hui, au-delà de notre générosité pécuniaire, nous ne leur offrons aucune raison d’aimer une société décadente. Quant à la question de savoir comment se préparer au choc, il y a sans doute des réponses moins aimables, mais vous ne pouvez pas attendre de moi que je m’aventure sur ce terrain-là.

Pour aller plus loin :

Yves-Marie Adeline est l’auteur de nombreux ouvrages, que l’on trouvera par exemple sur le site des éditions de Chiré.

Site Internet personnel d’Yves-Marie Adeline.

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