« Nous sommes invités à chanter au Seigneur un cantique nouveau. L’homme nouveau connaît ce nouveau cantique. Un cantique est l’expression de la joie, et si nous y regardons de plus près, l’expression de l’amour. Celui donc qui sait aimer la vie nouvelle, sait chanter le cantique nouveau. »
(Saint Augustin, sermon 34 sur le cantique nouveau et la vie nouvelle)
L’Esprit du Seigneur a rempli l’univers, alléluia ! Et lui qui contient toutes choses connaît toute parole, alléluia, alléluia, alléluia !
Que Dieu se lève et que ses ennemis soient dispersés. Et que ceux qui le haïssent fuient devant sa face.
(Sagesse, 1, 7 ; Psaume 67, 1)
Ce chant d’entrée met en valeur un beau texte de l’Ancien Testament tiré du livre de la Sagesse, (1, 7). Pourquoi ce choix de l’Ancien Testament, alors que l’Esprit-Saint, en tout cas la troisième personne de la Sainte Trinité, n’y apparaît que de façon voilée ? Justement pour montrer qu’il est là, déjà, quand les auteurs inspirés mentionnent l’Esprit du Seigneur, comme le Fils est présent quand on parle du Verbe de Dieu, de la Parole de Dieu ou encore de la Sagesse. Les personnes divines n’apparaissent pas distinctement dans l’Ancien Testament mais, par le progrès de la Révélation, le voile du mystère se lève peu à peu et oriente les âmes attentives vers la pleine lumière apportée par le Christ. C’est lui le révélateur du Père, il révèle du même coup leur commun Amour qui est leur Esprit mutuel, le Saint-Esprit. Et Jésus établit ainsi un lien de continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament. C’est le Dieu unique de l’ancien Israël, le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, qui est le Dieu Trinité du Nouvel Israël, l’Église. Le Christ est le grand Révélateur du Père. Mais le Saint-Esprit est aussi Révélateur. C’est à lui que revient de guider l’Église vers la vérité toute entière. Et notre chant d’entrée manifeste ce rôle de l’Esprit-Saint en disant qu’il connaît toute parole, c’est-à-dire qu’il donne consistance et sens à toute parole inspirée par lui, qu’elle soit divine ou humaine.
Les différentes traductions de ce verset donnent d’ailleurs une belle interprétation aux mots et hoc quod cóntinet ómnia (littéralement, lui qui contient toutes choses). Le mot grec signifie « qui tient unies toutes choses ». Et cela montre le rôle de l’Esprit-Saint, d’abord dans la Trinité (il est le lien d’amour qui unit le Père et le Fils, leur baiser substantiel) ; et son rôle dans l’ordre de la création (c’est lui qui assure la merveilleuse cohésion de l’univers qu’il remplit de sa présence).
Plénitude de sens
Pourtant l’Église, en choisissant ce passage biblique de l’Ancien Testament et en l’attribuant à la solennité de la Pentecôte dit quelque chose de plus. On est dans l’économie de la Rédemption, et non plus seulement dans l’économie trinitaire, ni même dans l’économie de la création. L’œuvre du salut opérée par le Christ s’est achevée avec son mystère Pascal (mort, résurrection, ascension), et il revient à l’Esprit-Saint de diffuser ce salut dans le monde entier, de répandre la grâce qui est cohésion, communion entre les hommes et avec Dieu. Et voilà la Pentecôte : un envahissement d’amour qui pénètre l’univers et surtout les cœurs, depuis le Cénacle jusqu’aux confins de la terre. Le Saint-Esprit est le principe de l’unité de l’Église et il se répand à profusion sous la forme de dons multiples symbolisés par le feu, le vent, le don des langues.
Un mot sur le verset
Le verset de cet introït, emprunté au psaume 67 (68 selon l’hébreu) a une tonalité presque guerrière. Il faut l’entendre bien sûr au plan spirituel. L’irradiation de la lumière divine provoque le recul des ténèbres, c’est-à-dire du péché qui est l’ennemi de Dieu, notre ennemi. Nous demanderons au Saint-Esprit dans la belle séquence (Veni Sancte Spíritus) d’envoyer du haut du ciel un rayon de sa lumière, de remplir jusqu’à l’intime le cœur de ses fidèles. C’est lui demander en même temps que le péché s’évanouisse en nous, se liquéfie sous son action chaleureuse et lumineuse. Tel est le sens de ce verset qui se rapporte au combat spirituel dont le Saint-Esprit est le protagoniste divin en nous.
Commentaire musical
Que dire au plan musical de ce chant d’entrée ? C’est un chef d’œuvre. Dom Guéranger, dans L’Année Liturgique dit que le chant grégorien s’élève rarement à un tel degré d’enthousiasme, et c’est vrai. C’est une pièce éclatante, magnifique. Le compositeur a été vraiment inspiré. Un souffle puissant parcourt cette pièce. On croit vivre en raccourci ce qui s’est passé au Cénacle, il y a deux mille ans, vers 9 heures du matin : un immense coup de vent qui signifie une irruption souveraine de l’Esprit non seulement dans l’édifice, mais surtout dans les cœurs ; et puis les portes et les fenêtres grandes ouvertes qui diffusent au grand jour la parole apostolique qui doit embraser le monde et qui commencera par toucher plus de trois mille personnes ce matin là.
Plénitude du mode de Sol
Il fallait de la hardiesse pour traduire musicalement un tel événement. Le compositeur a choisi le mode de Sol, le mode des grandes affirmations solennelles, le mode de la plénitude, un mode qui permet des grandes envolées mélodique mais toujours bien affermies sur des intervalles aux tons pleins, vigoureux. On sent que cet introït bien chanté peut faire vibrer les âmes aussi bien que l’édifice, tout comme le vent de Pentecôte. Il convient donc de donner sa voix, sans crier bien sûr, mais de la laisser s’envoler.
Première phrase en mouvement
La pièce commence pourtant dans le grave. Et ici plus que jamais, il faut se garder, comme on le fait trop souvent, d’assimiler grave et lent. Au contraire, cette intonation doit être donnée dans un beau mouvement, presque accéléré, un mouvement qui se gonfle de plénitude au fur et à mesure, dans un crescendo qui laisse déjà présager l’envol de l’incise suivante. Spíritus Dómini, c’est un peu l’Esprit des origines planant sur les eaux qui est évoqué ici. En un raccourci saisissant, on assiste, sur replévit orbem terrárum à l’épanouissement prodigieux que représente le merveilleux ouvrage de la création. Et sur le deuxième panneau du diptyque on voit l’Esprit planant sur la primitive Église (Marie, les Apôtres et les disciples) et faisant exploser cette assemblée pour l’envoyer à la conquête du monde. C’est magnifique et assez sublime. La Parole mise en musique est porteuse d’une plénitude de sens qui embrasse le mystère de la Création et celui de la Rédemption, toute l’histoire du salut. En quelques neumes singulièrement évocateurs, inspirés vraiment, la prière de l’Église rejoint les grands événements dont l’Esprit-Saint a été l’acteur principal.
L’alléluia qui conclut cette phrase est paradoxalement plus doux, plus modeste, plus calme. Sa mélodie est très restreinte, enfermée qu’elle est dans la tierce Fa-Sol-La. L’Église est comme subjuguée par l’élan qui a précédé, et cet alléluia témoigne de son désir instinctif d’intérioriser ces grâces, de les faire passer dans la fécondité invisible de sa foi, de son espérance, de son amour.
Cette première phrase est exceptionnelle. Du point de vue de l’interprétation on peut noter encore que les accents de Spíritus et de Dómini sont au levé, tout en élan, alors que ceux de replévit et de orbem sont très appuyés au contraire, très fermes.
Deuxième phrase plus profonde
La deuxième phrase a quelque chose de plus solennel, de plus large, de plus plein que la première qui est tout en mouvement, un mouvement qui est celui de l’Esprit qui souffle où il veut sur la terre. Ici, l’œuvre du Saint-Esprit qui est décrite est moins spectaculaire, plus profonde. Le rôle de l’Esprit d’Amour, tant en Dieu que dans la création, est d’unifier toutes choses. Il est le lien des personnes divines, le lien de grâce qui unit l’Église en elle-même et dans sa relation avec Dieu. Mystère invisible si bien rendu par le mot cóntinet, qui est bien orné mais surtout très uni dans son rythme, très legato. La mélodie doit se dérouler dans une grande souplesse, une grande unité, très expressive, justement, de l’action du Saint Esprit. Cóntinet ómnia, la courbe de ces deux mots part du Sol et atteint le Do (tonique et dominante du 8ème mode) comme pour manifester que l’Esprit-Saint unit le ciel et la terre.
Sur sciéntiam habet vocis, la mélodie se gonfle à nouveau, s’amplifie en un magnifique crescendo qui culmine sur habet. Ici, on pense au don des langues, ce formidable instrument d’évangélisation qui a stupéfié les habitants de Jérusalem. Et généralement, le Saint-Esprit soutient de sa vigueur divine toute parole, et même tout chant qui naît dans l’Église pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.
Trois alléluias pour conclure
Sur vocis, tout se calme, presque brusquement et un peu paradoxalement. L’Église est comme bouche bée, elle n’a plus que son chant pascal à émettre pour dire son adhésion émerveillée. Elle le fait avec humilité. Le premier alléluia est humble, recueilli comme le précédent, à l’intérieur du même intervalle de tierce. Le second est comme soulevé d’une joie qui n’est pas éclatante, mais plutôt traversée par la paix de l’éternité. Et le troisième revient dans une sécurité absolue à la mélodie du tout premier, celui de la première phrase. L’événement de la Pentecôte est à la fois invitation à partir sur les routes du monde, et mystère d’intériorisation de toutes les grâces reçues. L’expérience de la venue de l’Esprit-Saint dans le Cénacle va nourrir et propulser l’Église tant que durera son pèlerinage sur terre.
Une pièce aussi admirable nous fait comprendre à quel point la liturgie, par le ministère du chant grégorien, va droit au cœur du mystère célébré, pour le plus grand bien de la vie contemplative des fidèles.
Pour écouter cet introit :