En deux minutes devant la machine à café de l’entreprise, j’ai compté quarante-deux affichettes sur le palier où je déambulais. Près de trois mètres carrés occupés par des avis en tout genre, obligations, interdictions, sensibilisations et autres annonces syndicales. Autant le papier peint nécessite un rafraichissement, autant ce patchwork informatif en camaïeu prévention est d’un goût plus que douteux.
Les « artistes de rue » appliquent la règle d’or de ne jamais recouvrir un tag. Il y a un caractère sacré dans toutes ces petites affichettes aussi variées que l’attention à porter à la marche, l’obligation de fermer les portes, la localisation de l’extincteur ou la vente d’une maison à prix d’ami pour les collègues. On ne recouvre jamais une affiche, même obsolète, et encore moins si ce n’est pas vous qui l’avez posée. Doublette d’individualisme : on montre qu’on existe (notre service, notre fonction…), mais on ne se mêle pas des affaires des autres.
Ces trois mètres carrés publiés, M. Littré n’en voudrait pas comme linceul. Truffés de fautes d’orthographe ou d’hérésies grammaticales, elles renseignent sur le niveau littéraire de leur rédacteur, mais surtout sur le niveau de logique : « Interdit sauf aux personnes pour lesquelles ça n’est pas interdit », par exemple, horripilerait Mr Boole. Le problème n’est pas du ressort du rédacteur, mais plutôt de l’absence totale de hiérarchie pour valider. L’approche « fonctionnelle » de l’entreprise, entre open space, fonctions transverses et convivialité, fait que n’importe quel lampiste s’estime autorisé et obligé de communiquer aux salariés ce qui lui semble primordial. Syndrome du petit chef.
Quand on pense qu’une seule réclame dans la rue nous fait dépenser un an de salaire pour un SUV aux capacités largement superfétatoires, il est bien évident que les concepteurs desdites affichettes ne sortent pas d’école de communication. La mise en forme est en général simpliste ou outrecuidante à en ramener par comparaison le Centre Pompidou dans le giron du bon goût. Même raison que précédemment : le rédacteur n’est tout simplement pas la bonne personne. Et d’ailleurs tout le monde s’en fiche : en deux minutes d’attente de cafetière, je n’ai évidemment pu que compter les affiches, certainement pas les lire ! L’essentiel, c’est l’affichage, pas l’affiché.
C’est même le fond du problème. Il n’a finalement jamais été question que ces avis fussent lus. Il ne s’agit que de se « couvrir ». Que l’émetteur puisse dire en cas de problème qu’il avait prévenu de faire attention à la marche et de fermer sa session informatique. C’est désespérant de déresponsabilisation, sans une once d’espoir de succès.
Les conséquences sont insidieuses mais dramatiques : l’individualisme est le roi en entreprise, et plus personne ne s’intéresse aux conséquences de ses actes sur les autres services, puisqu’on va mettre une petite affichette (ou un mail à toute la boîte, version 2.0 qui vient se cumuler à la traditionnelle). Une bonne touche de légalisme à la Française par-dessus, puisqu’une bonne moitié de ces avis est réglementaire, légal, obligatoire.
Je n’ai qu’un cerveau. Donc ce que je subis à ce titre dans mes bureaux vient directement m’impacter en entier, pas seulement ma « vie professionnelle ». Cause ou conséquence de l’individualisme social ? on pourrait en débattre longtemps sur un comptoir. Mais d’ici une douzaine de pauses café, je risque de mettre une pancarte sur la porte de mon fils de deux ans pour lui préconiser d’éteindre la lumière en sortant…
Ou alors un bon coup de ménage, une économie d’encre, et chacun prend l’initiative, extraordinaire dans une société, de penser aux autres.