La société palliative et le contrôle social

Publié le 09 Mar 2022

Société palliative, contrôle social, mariage entre liberté et despotisme, tels sont les maîtres mots (maux) du monde qui se dessine et sur lequel se penche Stefano Fontana, directeur de l’Observatoire international cardinal Van Thuan sur la doctrine sociale de l’Église (Italie). Cette société palliative est un artifice qui élimine Dieu et la loi naturelle. Comme tout artifice, elle est appelée à disparaître.

Les observateurs s’intéressent de plus en plus à la notion de « société palliative ». Ce concept me semble intéressant non seulement parce qu’il permet de photographier la tendance dominante des sociétés occidentales, mais aussi et surtout parce qu’il permet de comprendre comment la rencontre entre une certaine pensée libérale et le système de contrôle social et politique est possible. Comment se fait-il que le sujet occidental, substantiellement libertaire et libéral, accepte alors d’être surveillé et  » tracé  » dans ses déplacements, dans ses relations, dans ses choix et dans ses valeurs ? Pourquoi accepte-t-il le système chinois des « crédits sociaux », c’est-à-dire le contrôle politique des attitudes pour avoir accès aux droits ?

Le modèle chinois de contrôle social

Notre Observatoire a consacré son 13ème rapport sur la doctrine sociale de l’Eglise dans le monde au « modèle chinois », en cherchant à analyser, entre autres aspects, les raisons de la fascination qu’il exerce en Occident, où il commence à être appliqué avec sérieux (à paraître prochainement aux éditions de L’Homme Nouveau). Une clé d’interprétation de ce phénomène réside précisément dans le concept de « société palliative », qui est fondamentalement un retour à Hobbes, c’est-à-dire l’échange de la liberté contre la sécurité.

Par société palliative, nous entendons la société qui protège les citoyens de la douleur, qui doit être comprise non seulement comme une douleur physique à combattre avec le système de santé, mais aussi comme une souffrance plus générale, comme une insécurité psychologique, un effort, une tension, une lutte, un héroïsme, bref, tous les aspects de la vie qui impliquent la douleur. La société palliative évite les interdictions, les obligations et les punitions qu’elle remplace apparemment par le dialogue et la motivation, mais elle ne cesse pas pour autant d’exercer le pouvoir, elle le rend seulement accepté et acceptable. Chacun est autorisé à se divertir au sein du système d’information mondial, mais il est soumis à un contrôle tout aussi total, mais conditionné de manière à ce qu’il soit agréable et même recherché.

L’anesthésie de l’intelligence et des volonté favorise le contrôle social

La société est anesthésiée, nous sommes tous mis en quarantaine permanente. Ce n’est pas le pouvoir qui blâme les citoyens, ce sont les citoyens qui sont amenés à se blâmer eux-mêmes. Pendant la pandémie, les citoyens ont censuré leur propre comportement bien avant que le pouvoir ne l’interdise, et lorsqu’il l’a fait, les citoyens étaient déjà prêts à l’accepter avec conviction. L’Église catholique a limité ses propres actions avant que l’État n’intervienne avec ses propres restrictions et ne les dépasse avec un excès de zèle palliatif : « Même les prêtres pratiquent la distanciation sociale et portent des masques. Ils sacrifient totalement la foi sur l’autel de la survie. Paradoxalement, l’amour du prochain se manifeste par une distanciation. La virologie épuise la théologie. L’histoire de la résurrection cède en tout point à l’idéologie de la santé et de la survie. Face au virus, la foi est réduite à une farce » (Byung-Chul Han). Pendant la pandémie, même la restriction des droits fondamentaux a été acceptée sans discussion, les gens se sont mis en quarantaine. L’état d’exception est devenu permanent, avec le consentement de beaucoup. L’Américain David Borris parle d’une existence sans douleur comme d’une sorte de droit constitutionnel : « une anesthésie permanente et prescrite conduit à un abrutissement spirituel ».

Selon Francis Fukuyama, l’histoire devait se terminer par la victoire du « dernier homme » libéral en éliminant tous ses concurrents. Or, la société palliative associe la surveillance bio-politique à la démocratie libérale qui, face à une urgence permanente, accepte de renoncer aux droits et de se mettre en quarantaine. Le subjectivisme libéral et le culte occidental de la vie privée nous incitaient autrefois à nous méfier du pouvoir, et même la collecte de données de recensement était considérée avec suspicion. Aujourd’hui, nous  » acceptons d’être radiographiés  » sans dire un mot. Le capitalisme de surveillance est accepté comme une garantie de survie et de confort. Le consensus va jusqu’à accepter les projets transhumains (technogénétiques), lorsque la souffrance et même l’ennui ou la fatigue seront complètement bannis à titre préventif.

La société palliative explique donc le totalitarisme consensuel d’aujourd’hui, la mollesse des sociétés occidentales qui s’abandonnent au dirigisme du pouvoir par adhésion convaincue et reconnaissance pour le contrôle auquel elles sont soumises, pour notre dépendance placide aux algorithmes de l’ingénierie politique. La pandémie a agi comme un « choc » qui, selon Naomi Klein, est le moment propice pour établir un nouveau système (le grand Reset) et permettre la formation d’un régime de surveillance biopolitique numérique pratiquement invulnérable. Ce régime ne sera plus un régime de contrôle extérieur mais un régime de contrôle intérieur, ou plutôt un régime de contrôle extérieur, qui sera d’autant plus efficace qu’il sera intérieur.

Retour à Hobbes

Comme je l’ai dit au début, il s’agit essentiellement d’un retour à Hobbes. La liberté qui conduit au pacte social a besoin du pouvoir et s’y abandonne. Le pouvoir n’est pas moins un Léviathan si, au lieu d’imposer de l’extérieur, il façonne les consciences de l’intérieur. La société palliative est fondée sur la liberté de limiter la liberté par le libre consentement des citoyens : le passe sanitaire est présenté comme une opportunité d’être libre. Le problème est alors de savoir de quel type de liberté nous parlons. S’il s’agit de la liberté de Hobbes, c’est-à-dire d’une liberté absolue, alors elle ne peut que déboucher sur le despotisme : « Sortant de la liberté illimitée, je finis par le despotisme illimité » dit un nihiliste dans Les Possédés de Dostoïevski. Cela vaut aussi s’il s’agit d’un despotisme « intelligent », comme celui de la société palliative ou, demain ici aussi, du modèle chinois.

Les évaluations de la société palliative manquent généralement de deux dimensions, que je voudrais souligner. Le pouvoir politique s’engage à garantir aux citoyens la « sérénité » en les aidant à se passer des lois de la morale naturelle. La nature est considérée comme une source d’inquiétude. L’avortement aux frais de l’État, le changement de sexe aux frais de l’État, le choix de mourir aux frais de l’État, la possibilité d’avoir des enfants même pour un couple homosexuel, sont, après tout, des expressions d’une société palliative qui intervient pour éliminer l’inconfort, la frustration et la douleur.

Pour cette raison, cependant, la société palliative ne peut être qu’un grand artifice. Et l’artifice doit éliminer la référence à Dieu, l’artifice est toujours athée.

Byung-Chul Han, La société sans douleur. (à paraître aux PUF)

B. Dumont, Une société palliative, « Catholica », n. 154, Hiver 2022, p. 65-68.

Cet article a paru originellement en italien dans le cadre de l’Osservatorio internazionale cardinale Van Thuan sulla dottrina sociale della Chiesa.

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