Le conservatisme représente encore une dissidence : notre entretien avec Mathieu Bock-Côté

Publié le 05 Mai 2017
Le conservatisme représente encore une dissidence : notre entretien avec Mathieu Bock-Côté L'Homme Nouveau

Sociologue et écrivain québécois, Mathieu Bock-Côté est connu pour son engagement souverainiste dans son pays. En France, il collabore au Figaro et au Figaro Vox. Il s’est imposé comme l’une des figures montantes du renouveau conservateur. Il est notamment l’auteur d’un essai percutant, Le Multiculturalisme comme religion politique (Le Cerf) et Le Nouveau Régime : essais sur les enjeux démocratiques actuels (Boréal). Rencontrer Mathieu Bock-Côté, c’est toujours un événement, un rendez-vous de l’esprit et de la convivialité.

On a beaucoup parlé avant le premier tour des élections présidentielles en France d’un renouveau conservateur dans notre pays. Mais n’était-ce pas un faux-semblant puisque le candidat progressiste est arrivé en tête ?

Je ne le pense pas, pour peu qu’on ne confonde pas la renaissance intellectuelle du conservatisme avec sa supposée conquête de l’hégémonie idéologique, à laquelle ne veulent vraiment croire que des progressistes qui paniquent et hurlent au scandale dès lors qu’ils ne définissent plus intégralement les termes du débat public. Les progressistes veulent bien parler des conservateurs, mais ne veulent pas parler avec eux – cela les embête, car ils ne reconnaissent pas la légitimité de leurs adversaires. Ils les voient comme une trace du monde ancien appelée à se dissoudre, ou encore, comme du bois mort qui empêche la régénération de l’humanité sous le signe exclusif de l’émancipation. Si le conservatisme est parvenu à renaître ces dernières années, il n’est jamais sorti de l’opposition. Sur un plateau télé, si on trouve un conservateur pour cinq progressistes, on aura l’impression d’avoir un débat équilibré. Il représente encore une dissidence que l’époque tolère difficilement – du moins, que tolèrent difficilement ceux qui décident ce que l’époque doit être. J’ajoute que le conservatisme, chez les intellectuels, ne vient pas exclusivement de la droite.

Sur le plan politique, le conservatisme est néanmoins parvenu à se faire entendre clairement, comme s’il se désinhibait. Cette renaissance vient de loin : il y a depuis longtemps un désaccord entre le peuple de droite et ses élites. Le premier, qui a des préoccupations culturelles et identitaires, s’est très souvent senti trahi par les secondes, qui croient globalement au primat de l’économie et ne se sentent pas trop le courage de résister aux offensives idéologiques de la gauche, de peur d’être accusés de complaisance pour le populisme – ou tout simplement parce que leurs convictions sont flageolantes. Ne pourrait-on pas résumer ainsi le quinquennat de Nicolas Sarkozy ? Il faut aussi se rappeler que le conservatisme n’est pas homogène : celui de la bourgeoisie n’est pas celui des classes populaires. Il trouve son unité dans l’éloge de l’enracinement. La droite, ces dernières années, a voulu s’affranchir des critères de respectabilité édictés par la gauche. On retiendra une chose de l’aventure présidentielle avortée de François Fillon : c’est parce qu’il incarnait un certain conservatisme qu’il est parvenu à s’imposer. Il a révélé un espace politique : reste à voir qui voudra l’occuper maintenant. Son échec est personnel, terriblement personnel, il n’engage pas le courant qui l’avait porté.

Allons enfin à l’essentiel : le retour du conservatisme, c’est d’abord celui de certains thèmes longtemps marginalisés. La question identitaire, d’abord : on ne saurait définir la nation dans les seuls termes du contractualisme, qu’il soit libéral ou républicain. Il faut réhabiliter la part des mœurs, de la culture, de l’imaginaire, de l’histoire. La question anthropologique ensuite : on ne saurait traiter l’homme comme un simple cobaye au service de toutes les utopies sociétales ou technoscientifiques. L’homme n’est pas un matériau au service de ceux qui veulent construire une société idéale absolument artificielle. En un mot, le conservatisme qui renaît est porté par une anthropologie de la finitude. L’homme a besoins de limites. C’est-à-dire de racines, auxquelles il ne saurait s’arracher sans s’assécher. C’est-à-dire de frontières, qui définissent l’espace de ses libertés et de son appartenance, et qu’il ne saurait abolir sans se dissoudre dans l’immensité du monde. Il ne s’agit pas de mettre l’homme dans un bocal ou de nier son aspiration à l’universel, mais de rappeler qu’il n’y a pas d’accès immédiat à l’universel, qu’on ne peut y tendre qu’à travers des médiations.

Est-ce que comme Zeev Sternhell vous estimez que cette élection oppose les pro et les anti-Lumières ?

Permettez-moi de vous répondre par un détour. L’œuvre de Zeev Sternhell a tendance à renvoyer dans le camp des anti-Lumières tous ceux qui ne s’enthousiasment pas pour la modernité comme il la voit. Si on ne saurait contester l’érudition de Sternhell, rien ne nous oblige en voir en lui un profond philosophe. Il simplifie la complexité historique de manière outrancière : d’un côté les partisans de l’émancipation, de l’autre ceux de la régression. En gros, les gentils et les méchants. Puis, il plaque ce schéma sur l’histoire française et plus largement, sur l’histoire européenne. Nul n’est obligé de se plier à cette déformation grossière de l’histoire, qui exige quand même un peu plus de finesse pour être comprise. Nul n’est obligé non plus d’en faire une grille d’analyse électorale.

Pour Sternhell, dès qu’il est question de la nation, il n’existe que deux camps : celui du contractualisme le plus désincarné, et celui de la nation organique qui étouffe l’individu en allant jusqu’à le nier. Pour lui, dès qu’on entend redonner un peu de substance à la nation, on bascule dans la révolte contre les Lumières. Dès lors, on assiste à une criminalisation de toute critique de ce que pourraient être les excès de la modernité, car ces derniers ne seraient rien d’autre qu’une poussée de la modernité cherchant toujours à se dépasser elle-même en déconstruisant les formes historiques établies pour trouver les nouveaux visages de l’émancipation. Tout cela pour dire que je ne vois pas trop comment cette représentation de l’histoire permet de rendre compte de manière intéressante et subtile de cette présidentielle non plus que des grandes querelles qui traversent notre temps.

Au final, le conservatisme n’est-il pas un progressisme qui veut s’ignorer et perçoit mieux que d’autres les dangers des fondements philosophiques auxquels il adhère malgré tout ?

Tout dépend de ce que vous entendez par-là. Le conservatisme se situe d’emblée dans la modernité – il l’accepte, de bonne foi ou par esprit de résignation, mais il l’accepte quand même et ne croit pas possible d’en sortir. Il l’accepte sans enthousiasme, toutefois, ce qu’on ne lui pardonne naturellement pas, puisque la modernité ne tolère pas qu’on confesse la moindre réserve à son sujet. Le grand projet du conservatisme, c’est de civiliser la modernité en lui rappelant l’existence de permanences humaines. L’homme ne saurait accepter la grande rupture moderne qui veut congédier, en quelque sorte, tout ce qui la précède. C’est la tentation de l’ingratitude, remarquablement critiquée par Alain Finkielkraut. Il faut bien comprendre : le rejet pur et simple de la modernité n’est possible dans notre monde qu’à la manière d’une dissidence esthétique, celle du dandy ou de l’esthète, qui fait le choix d’un individualisme aristocrate contre l’égalitarisme niveleur, ou peut-être aussi à la manière d’une dissidence philosophique et littéraire cantonnée aux marges de la cité, et condamnée à n’y intervenir que sous le signe de la déploration. Je ne crois pas possible de bâtir une philosophie politique pertinence à partir de cette posture. Une fois cela dit, je ne ferais certainement pas du conservatisme un progressisme modéré et sceptique. L’imaginaire des deux philosophies n’est pas le même, les affects mobilisés et les passions sollicitées non plus. Le progressisme fonctionne à l’enthousiasme déconstructeur : le conservatisme bien compris est habité par le sentiment d’un manque au cœur de la modernité, que certains vivent même comme une perte. Chose certaine, on aurait tort de confondre les deux imaginaires.

Pour aller plus loin :

Le Multiculturalisme comme religion politique, Mathieu Bock-Côté (Le Cerf);

Le Nouveau Régime : essais sur les enjeux démocratiques actuels, Mathieu Bock-Côté (Boréal);

Il est possible de contester les fondements de Mai 68, notre entretien avec Mathieu Bock-Côté.

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