L’Énéide, chef-d’œuvre du poète Virgile, comporte un triple message : la fidélité à la religion de ses pères, à sa patrie, à sa famille. Il pourrait bien être un vade-mecum spirituel pour le combat politique si l’on veut éviter à l’Europe un sort analogue à celui de Troie.
« Allons père chéri, place-toi sur mon cou, je te prendrai sur mes épaules et cette charge ne me sera point lourde ; quoi qu’il puisse advenir, il y aura pour nous deux un seul et même péril, un seul salut. Que le petit Iule [appelé aussi Ascagne] soit à mes côtés et que mon épouse s’attache à mes pas à quelque distance » (Virgile, L’Énéide, traduction de Paul Veyne, Livre de Poche, 2012, p. 103, chant II). Ainsi s’exprime Énée, quittant dans la nuit Troie livrée aux flammes et à la destruction, dans un des passages les plus connus et les plus beaux du célèbre roman de Virgile, L’Énéide. Il symbolise en quelques lignes une civilisation et un peuple vigoureux, certes vaincu, mais par surprise et manque de prudence. Malgré la défaite, l’essentiel est préservé, l’essentiel qui permet de maintenir ou de reconstruire, quel que soit le degré de dégradation ou de destruction de cette civilisation.
Le lien du sang
Même dans cette situation tragique, alors qu’il faut agir vite pour ne pas tomber sous les coups des Achéens, Énée n’oublie pas le lien du sang, il ne perd pas le sens du commun qui unit les générations d’une même famille, d’une même cité. Il ne cherche pas à s’exiler uniquement avec les plus vaillants et les plus valeureux, capables de soutenir un combat futur. Il n’abandonne pas son père, Anchise, qui lui a donné la vie et l’a éduqué. Un même péril, un même salut, pour tous, petits et vieux. Il n’y a aucune rupture entre le passé, le présent et l’avenir. Peut-être est-il également conscient que la présence des plus âgés est un gage de sagesse et de prudence pour l’avenir ? Saint Thomas d’Aquin observe que les jeunes, peu expérimentés, sont plus difficilement capables de prudence. À cet argument, s’ajoutent la sensibilité et la droiture d’une âme noble. Dans un premier mouvement, Anchise, accablé, ne souhaite pas partir et préfère mourir. Énée, blessé dans son amour filial, lui répond : « Moi, être capable de m’en aller en te laissant, père, comment as-tu pu y compter ? Un pareil blasphème a-t-il pu tomber de la bouche d’un père ? » (p. 100). Pour ces motifs, tirés de la raison et du cœur, Énée dit vrai en affirmant que « cette charge [sur ses épaules] ne sera point lourde ».
Des vertus oubliées
La piété filiale, l’amitié entre les générations, la force des hommes virils au service des plus petits et des plus vieux, où sont passées aujourd’hui ces vertus que Virgile met en scène si brillamment ? Adapté au temps actuel, celui des enfants éliminés et des parents oubliés et bientôt euthanasiés, le récit serait fort différent. Le « héros » aurait sans doute dit à son père envisageant la mort : « Si telle est ta volonté ! Mais rassure-toi, je te comprends et comme je suis bon, je vais t’administrer une sédation terminale pour que tu puisses mourir dans la dignité. Je l’avais acheté en pharmacie récemment pour le cas où… Mais faisons vite, parce qu’il faut que j’y aille là ». À son fils, il dirait peut-être : « Quel malheur ! Il n’était pas prévu dans le projet parental que nous avons élaboré, ta mère et moi, que tu connaisses des heures aussi sombres. Quel dommage que nous n’ayons pas fait le choix de t’avorter. Et puis… tes petits pas vont me ralentir dans ma fuite maintenant… ».
O tempora, o mores… Revenons à L’Énéide ! Cet extrait du chant II est profondément politique. La scène dépeinte par Virgile représente Troie, dont il s’agit d’assurer la pérennité. Dans son sommeil, cette même nuit, Hector était apparu à Énée pour lui dire ceci : « L’ennemi tient nos murs, la noble Troie s’écroule de son faîte. (…) Troie te confie ses objets sacrés et ses Pénates, les voici, prends-les, ce seront les compagnons de ta destinée. Cherche-leur des remparts, tu finiras par en élever de puissants après de longues errances sur la mer » (p. 83). Une fois éveillé, quelques instants après, Panthus, prêtre de la citadelle et d’Apollon lui apporta les « objets sacrés ». Que signifient ces « objets sacrés » ? Ce sont les dieux de Troie. Dans la religion romaine, les Pénates étaient chargés de la protection du foyer. Leur image se trouvait dans l’atrium de chaque maison. En plus des pénates familiaux, il y avait aussi les pénates publics (penates publici), auxquels le récit fait ici allusion. Ces pénates personnifient la dimension supérieure de la cité qu’il faut défendre et protéger.
Sauvegarder l’âme de la cité
La sauvegarde des Pénates assure la pérennité de l’âme de la cité, malgré la chute de la ville, le massacre de la population et la mise en esclavage des femmes et des survivants. En emportant les Pénates et les objets sacrés, Énée n’est pas un déserteur. Il ne se soucie pas seulement de protéger sa famille et les Troyens survivants, il sauvegarde aussi l’âme de Troie et la confie, chose admirable, à son père : « Toi, père, prends dans tes mains les objets sacrés, les Pénates ancestraux » (p. 103). Le plus âgé, Anchise tient le flambeau de la transmission de l’âme de la cité, repris ensuite par son fils puis son petit-fils.
Cette scène imaginée par Virgile, que l’on se représente aisément à l’esprit, nous donne une idée extrêmement juste et belle de ce qu’est le combat politique, de ses acteurs et de ses fins. Il n’est guère étonnant que cette scène si riche ait nourri l’inspiration de nombreux peintres et sculpteurs. On peut l’avoir en tête dans l’exercice de notre devoir d’État et de nos divers combats, en se disant : « Je suis le pieux Énée qui emporte avec moi sur ma flotte mes Pénates soustraits à l’ennemi » (p. 49). Fort heureusement, nous ne sommes pas en situation d’abandonner notre sol et notre patrie. Mais quelles que soient les circonstances, les clefs du combat d’hier et d’aujourd’hui ne changent pas : la piété religieuse, patriotique et familiale, l’autorité des parents qui guide les pas des enfants, l’élévation de solides remparts pour protéger notre civilisation, voilà les armes contre les effets dévastateurs du cheval de Troie que nos oligarchies s’entêtent à introduire en Europe avec allégresse.