Travail, un mot dont la conception juive et grecque diverge, dont le sens est double, déformé par l’époque moderne, rattaché à différentes notions de l’homme et de sa réalisation, dont l’aboutissement peut être abrutissement ou accomplissement… Voyage historico-philosophique pour comprendre de quoi il s’agit.
Faut-il se libérer du travail ou se libérer par le travail ? Le cycle « métro-boulot-dodo » nous ramène douloureusement au mythe de Sisyphe. Le travailleur du XXIe siècle a souvent la sensation de remonter la pente en poussant son rocher du lundi au vendredi, et de la dévaler joyeusement en fin de semaine. Les Grecs proposent de nous libérer du travail, car cette activité avilissante nous courbe vers la terre à labourer, là où nos pensées devraient s’élever vers le ciel des Idées. Activité commune à l’homme et à l’animal de trait, le travail ne révèle pas ce que nous avons de spécifiquement humain. Pour accomplir sa nature rationnelle, l’homme doit précisément se libérer du travail pour s’adonner aux activités vraiment dignes de l’homme, la politique et la contemplation. Pourtant, les personnes sans emploi aujourd’hui font l’expérience douloureuse d’une estime de soi abîmée, d’une confiance dégradée, parfois de relations sociales affaiblies. Notre conception du travail est donc ambivalente. C’est qu’elle est aussi héritière de la tradition juive. Dans la Bible, Dieu travaille les mains dans la terre, comme un potier. Cette métaphore du potier serait impensable chez les Grecs pour qui Dieu ne se salit pas les mains en créant mais délègue à un démiurge le soin de configurer les choses matérielles. Imitation de Dieu, le travail est aussi mission divine dans la tradition juive, car Dieu place l’homme au centre du jardin pour qu’il y fasse œuvre. Le français n’a pas conservé dans son vocabulaire la trace de cette ambivalence du travail, car le verbe « ouvrer » est tombé en désuétude. Le latin distingue opus et labor, l’anglais work et labor. L’analyse de la philosophe Hannah Arendt se fait l’écho de cette distinction qui est accrue par l’industrialisation. Pour elle, le travail (labor) désigne cette activité asservissante qui a pour but de permettre la reproduction des conditions d’existence : je travaille pour me nourrir pour travailler pour me nourrir… En revanche, l’œuvre (work) désigne cette production d’une chose qui dure après l’homme, qui sort du cercle de Sisyphe, et qui permet à l’homme de s’accomplir. Il y aurait donc une part du travail avilissante et l’autre qui permet…