Consultant en entreprise et enseignant-chercheur à l’IPC, Bernard Guéry est docteur en philosophie. Il intervient également à l’université et en école de commerce, en philosophie et management, et appartient au Groupe de Recherche Anthropologie Chrétienne en Entreprise (GRACE). Il est aussi le co-auteur avec Yann de Feraudy de Pour des managers durablement responsables (Dipso’s éditions). Il livre ici une importante réflexion, formulée à partir du récent livre de l’économiste Pierre-Yves Gomez, Intelligence du travail (DDB). Pour faciliter la lecture, nous proposons le Pdf de cet article, téléchargeable à partir de cette page.
L’enjeu du travail
Retrouver l’intelligence du travail réel. C’est ce que propose l’économiste Pierre-Yves Gomez dans Intelligence du travail (DDB). L’auteur est, entre autres, fondateur des parcours Zachée, co-fondateur du Courant pour une Ecologie Humaine, ainsi que du Groupe de Recherche Anthropologie Chrétienne et Entreprise (GRACE).
L’enjeu de son livre est simple : faire du travail retrouvé le ciment que cherchent partout les politiques pour unifier le pays. La réflexion part du principe que le travail réel a été perdu. Ce livre, il faut le dire, fait suite au Travail invisible (2013) qui montre comment la réalité du travail a disparu des écrans radars chiffrés. Ces écrans bâtis pour les besoins de la financiarisation font croire que le travail, comme la nature de Galilée, est un livre écrit en langage mathématique. Ce faisant, ils ne laissent percevoir que la partie émergée du travail. Ils en font oublier que le travail construit aussi le travailleur. Et surtout qu’il construit une communauté. C’est ce dernier point qui est repris dans Intelligence du travail.
Synthèse de l’ouvrage
Le travail fait la communauté, donc. Mais pour faire du travail un ferment de cohésion sociale, il est nécessaire d’en retrouver la juste acception. Le travail est, pour Pierre-Yves Gomez, fondamentalement une activité qui libère. Qui libère de la fatalité du monde, d’abord, de la dépendance aux autres ensuite, pour faire accéder le travailleur à l’interdépendance. Qui libère en nous donnant l’occasion de révéler nos qualités, et surtout en donnant sens à nos actes en ordonnant le monde autour de nous à notre image. Toutefois, certaines conditions d’exercice du travail peuvent le rendre aliénant. Aliénant quand il autorise seulement à survivre et non à vivre. Aliénant quand il soumet le travailleur à la technique. Aliénant quand on exige trop du travailleur, mais surtout aliénant quand ce que fait le travailleur n’a plus de sens.
Un travail qui a du sens. Un travail intelligent. Voilà la condition pour que le travail puisse être facteur du lien social. Mais qu’est ce qu’un travail qui a du sens ? Ce n’est pas nécessairement un travail que j’ai plaisir à accomplir. C’est d’abord un travail utile. Utile aux autres. Autrement dit, un travail qui va me faire entrer en interdépendance, c’est à dire qui va créer un lien social. C’est ainsi que la communauté que constitue un pays est le fruit du travail de hommes. Par conséquent, je suis citoyen dans la mesure où je suis travailleur. Mais attention, il ne s’agit pas d’exclure de la cité ceux qui n’ont pas d’emploi, car le travail embrasse des régions qui échappent à la mesure de l’emploi. Pierre-Yves Gomez dresse la cartographie du maillage des communautés instaurées dans l’interdépendance par le travail : du travail domestique au travail du consommateur qui monte son meuble en kit, en passant par le travail bénévole, l’auteur réhabilite les formes du travail que l’économie officielle laisse de côté. En dressant cette carte, on s’aperçoit que la part de travail autonome de chacun excède largement la part de travail rémunéré, même si les analyses nous la font compter pour rien. Le travail rémunéré, pourtant, prend de plus en plus de place dans nos vies. Avant l’exode rural, il représentait une toute petite part du travail. Mais à mesure qu’il devient salarié, le travail cesse d’être un vecteur de liberté, car le sens du travail s’éloigne du travailleur : la mécanisation, la mondialisation la financiarisation sont autant d’étapes de la mise à distance du travailleur et de l’intelligence de son travail. La subtilisation graduelle de liberté du travailleur est acceptée par ce dernier grâce à la formidable promesse d’une autre liberté, celle de consommer.
L’idée maîtresse du livre de P.Y. Gomez
C’est ici que l’idée maîtresse du livre apparaît : deux états d’esprit sociétaux se font face, appelés la cité du travailleur et la cité du consommateur. La cité du travailleur fait de l’intelligence du travail son objectif. L’utile est donc la valeur cardinale. La cité du consommateur fait du pouvoir d’achat son objectif. L’agréable est alors la valeur cardinale. Or, ces deux attitudes sont incompatibles. En effet, le moyen d’augmenter mon pouvoir d’achat pour la même dose de travail est l’accroissement des échelles, donc l’éloignement du sens de mon travail. Le chien et le loup de la fable de La Fontaine se font face. Les loups se font rares. Le confort a été payé au prix de l’autonomie.
Or, cette occultation du travailleur par le consommateur a été permise par une idéologie : le néo-libéralisme. En effet, cette théorie économique suppose qu’il n’y ait pas de travailleurs, seulement des contractants qui disposent de ressources : le travail n’est qu’une marchandise parmi d’autres, qui se vend et s’achète. Le travail est réduit à un bien de consommation. Et ce n’est pas la critique post-moderne de cette idéologie qui pourrait réhabiliter le travail. L’idéologie de la déconstruction s’inscrit en effet dans le même paradigme que le néo-libéralisme, puisqu’il s’agit alors ultimement de se consommer soi-même.
L’auteur présente ensuite des solutions partielles, comme tout d’abord la frugalité volontaire qui, faute de projet politique, prend la forme de sagesses égoïstes, ensuite l’écologie qui devient une version verte du même système de consommation.
Le mythe du potager, qui hante tant de citadins, peut servir d’horizon régulateur pour penser les solutions adéquates. De fait, le potager est le lieu de la réconciliation entre le travail et la consommation. Il est le lieu de leur régulation mutuelle. A l’opposé, dans la cité du consommateur, le consommateur est si éloigné de sa facette de producteur qu’il ne s’aperçoit pas que ses désirs dérégulés le poussent à l’auto-exploitation via un système dont la taille et la complexité lui voile son propre rôle. De fait, il ne perçoit pas que ce sont ses exigences d’épargnant en amont de la chaîne qui mènent à son asservissement au travail en aval.
C’est donc l’économie de proximité, par opposition à l’économie de la multitude, qui sera la clé d’un système qui laisse sa place au travailleur, car il peut y voir le lien vers sa consommation, il peut y voir son utilité, il peut y maîtriser le sens de son activité. Trois domaines font l’objet d’une lutte entre les deux cités. Tout d’abord, Internet peut être le lieu de cette économie de proximité (forums d’entraide) ou bien de l’économie de la multitude (plateformes mondiales détenues par des grands groupes exploitant des entrepreneurs individuels). Ensuite, la robotisation pourra donner l’occasion de d’enrichir ou de développer d’autres formes de travail que le salariat, et permettre une production locale rentable en petite série (impression 3D), ou bien de cacher davantage encore l’effort réel sous la complexité des machines qui imposeront leur rythme. Enfin, la révolution managériale qui apporte davantage de participation pourra être le lieu d’une reconquête du sens de son activité par le travailleur, ou bien le lieu d’une exploitation d’autant plus subtile qu’elle instrumentalise jusqu’au bien-être du travailleur aux fins de la cité du consommateur.
L’auteur conclut sur trois actions possibles dans la perspective électorale à venir, qui favoriseraient l’avènement de la cité du travailleur : le revenu universel, la protection des travailleurs indépendants, le mode de gouvernance des plateformes numériques.
Analyse et commentaire
A travers cet essai, Pierre-Yves Gomez nous livre une réflexion qui dépasse la pensée économique, pour proposer une vision politique de l’avenir. En guise de commentaire, nous voudrions discuter un présupposé de la pensée de Pierre-Yves Gomez. Son livre est destiné à faire bouger les lignes dès aujourd’hui, et s’adresse à des décideurs en vue d’inspirer leur action, comme le confirme le contexte électoral de la parution. Certains présupposés philosophiques ne sont donc pas apparents dans son travail, et peuvent être mis en lumière pour apporter une perspective nouvelle sur la réflexion.
Notre commentaire s’en tiendra à la discussion de l’idée centrale du livre : la supériorité de la cité du travailleur sur la cité du consommateur. Notre idée est que, dans l’état politique et social actuel des choses, on ne peut proposer mieux que le travail comme ferment de la société. C’est ce que fait l’auteur, et de façon remarquable, car sa proposition est plausible, réaliste, en prise avec la réalité. Nous voudrions de notre côté rappeler, dans un complément que le genre de l’essai d’actualité ne réclamait pas nécessairement, que cette unité par le travail ne saurait être le ciment ultime du lien social. On peut souhaiter que la cohésion nationale se fasse dans un premier temps autour du travail, avant d’aller vers un projet encore plus conforme à une saine anthropologie. Voici pourquoi.
Les activités humaines sont hiérarchisées en fonction de leur fin
D’un point de vue philosophique, on peut dire que toutes les activités humaines sont ordonnées entre elles, et le critère de supériorité d’une activité sur une autre se tire de sa finalité. Une activité humaine est supérieure à une autre dans la mesure où elle est la finalité de l’autre. L’activité la plus haute est l’activité qui se suffit à elle-même, c’est à dire qui n’a pas d’autre fin qu’elle-même (Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 1, 1094a7).
Dans cette optique, on peut distinguer et hiérarchiser deux grands types d’activité humaine (Ibid. 1094a3.). D’un côté, on trouve celles qui relèvent du faire, qui consistent dans la transformation d’une matière extérieure : donner la forme d’une maison à un tas de briques informes. On parlera alors d’activité transitive, puisqu’une forme transite de l’esprit du fabricant pour s’imprimer dans une matière, pourrait-on dire. De l’autre côté, les activités qui relèvent de l’agir, caractérisées par une immanence, puisque le terme de l’action reste dans le sujet : quand on se restreint de critiquer son prochain, le résultat de cette action de se restreindre n’est pas une œuvre extérieure. Le résultat, c’est l’acteur lui-même en tant qu’il est devenu meilleur en ayant renforcé chez lui une vertu. On voit bien que la finalité directe de chacune de ces deux familles d’activité est différente. Dans l’activité transitive, on vise la fin de l’œuvre (finis operis) dans l’activité immanente, on vise la fin de celui qui agit (finis operantis).
Si l’on se pose la question de la hiérarchie de ces deux activités, que devra-t-on répondre ? Il faudra se demander quelle finalité est ordonnée à l’autre. Pour répondre à la question il est nécessaire de déterminer quelle est la finalité qui se suffit à elle-même, conformément à ce que l’on a dit plus haut.
Or, quand on transforme une matière, c’est toujours pour en faire quelque chose (le cas de la gratuité des beaux-arts ne fait pas exception, bien que sa finalisation soit médiatisée (Cf. Maritain, Art et scolastique, in Œuvres complètes, Paris-Fribourg, Éditions Universitaires de Fribourg-Saint-Paul, 1982-2000). Tandis que devenir meilleur ne semble pas avoir d’autre finalité : c’est la finalité de toute la vie humaine (On peut citer Maritain, par exemple : « Ainsi, l’Agir est ordonné à la fin commune de toute la vie humaine, et il est intéressé à la perfection propre de l’être humain. […] L’art [au sens large], qui rectifie le Faire et non l’Agir, se tient donc en dehors de la ligne humaine, il a une fin, des règles, des valeurs, qui ne sont pas celles de l’homme, mais celles de l’œuvre à produire » (Art et Scolastique, op. cit., p. 625).
Par conséquent, l’activité immanente, puisque sa fin se confond avec la fin de la vie humaine, est supérieure à l’activité transitive, qui a pour fin directe une matière extérieure transformée, qui est à son tour finalisée à autre chose.
La consommation est la fin du travail
Ceci étant posé, nous avons une clé de lecture pour comprendre l’articulation du travail et de la consommation (Les réflexions qui vont suivre sont librement inspirées de la pensée de Marcel De Corte, développée notamment dans « L’économie à l’envers », Itinéraires (Paris), n° 141, mars 1970, pp. 106-152). En effet, le travail est l’activité factive par excellence, il relève, aussi large soit l’acception qu’on puisse en donner, de la transformation d’une matière extérieure. Travailler, n’est ce pas transformer le monde autour de nous pour le faire à notre image, de même que le créateur fit le monde ordonné pour y manifester ses perfections ? Quand nous disons transformer le monde, nous disons bien changer une matière, comme changer le blé en pain (production de biens), ou changer cette « matière extérieure » que sont les relations humaines pour les améliorer (production de service). Dans tous les cas, il s’agit de produire, c’est à dire de mener devant soi, hors de soi, une idée dans une matière, dans un mouvement qui se termine en dehors de l’opérant.
La consommation est au contraire un acte qui s’achève dans le sujet agissant (Nous nous situons au delà de l’aspect physique d’ingurgitation et d’assimilation d’un aliment, qui ne nous regarde pas ici, puisque d’une part nous nous situons sur le plan des actions spécifiquement humaines et puisque d’autre part, la consommation ne se réduit pas à l’assimilation d’aliments, mais à l’intégration d’un bien matériel dans le champ de ce qui est ma propriété). Elle est un acte immanent dans la mesure où elle est d’abord un choix d’acquérir un bien, ou de ne pas l’acquérir. Ce choix, en tant que tel, est un acte immanent, qui mobilise deux vertus : la tempérance et la prudence. Si le choix est bon, le consommateur en sort grandi, car ces deux vertus se sont renforcées en lui. Dans le cas contraire il en sort moins prudent et tempérant, car ces vertus ont été émoussées par ce choix. Dans tous les cas, le terme de l’action, le résultat, est bien immanent. Il s’agit de l’agent moral lui-même, en tant que rendu meilleur ou moins bon.
On en déduit donc que le travail est une activité inférieure et ordonnée à la consommation, comme le faire est ordonné à l’agir, comme les fins des activités factives sont ordonnées à la fin de la vie humaine que vise l’activité immanente. Par conséquent, subordonner la consommation au travail, c’est inverser la pente naturelle de l’économie. Nous disons cela en complément de la thèse de Pierre-Yves Gomez, mais nous sommes conscients que cela ne contredit en rien ses propos. Le terme de consommation tel qu’il l’emploie renvoie à la connotation négative de ce terme. En effet, cette consommation est caractérisée par les valeurs de l’agréable. La consommation dont nous parlons renvoie aussi bien à l’utile qu’à l’agréable, et ne véhicule pas de représentations négatives : il s’agit tout simplement de l’acte d’acquérir des biens matériels pour son usage. De fait, quand Pierre-Yves Gomez confie à l’utilité le soin de donner sens au travail, il réfère (donc subordonne) implicitement le travail à la consommation. La consommation qu’il rejette est un état d’esprit, plus qu’un acte d’acquérir. Cet état d’esprit se caractérise par une absolutisation, c’est à dire une coupure du lien qui fait dépendre la consommation du travail.
Les conséquences de l’inversion hiérarchique
Pour aller plus loin, il nous semble que l’on peut dire que la consommation étant la cause finale immanente de l’activité économique (sa fin transcendante se retrouvant dans l’ordre supérieur, éminemment politique), la production, en est la cause efficiente. Or, c’est de la cause finale que la cause efficiente tire son efficience (Thomas d’Aquin, Commentaire des physiques d’Aristote, Livre II, leçon 5.). Il serait donc inadéquat de considérer le travail comme le moteur de l’économie, sans manifester que ce moteur tire sa motricité de la consommation (On tomberait alors sous le coup de la condamnation de l’inversion de la fin et des moyens que dénonce Pierre-Yves Gomez dans le Travail invisible). Vouloir réguler la consommation par le travail revient à faire le jeu de l’inversion de l’économie dont parle Marcel de Corte :
« Une « société » où la fonction de consommateur est subordonnée à la fonction de producteur ne peut plus être qu’une société de consommation, autrement dit, et selon la définition même de la consommation, une « société » qui produit des objets dans l’intention de les détruire ou de les rendre inutilisables afin de soutenir la pérennité de la production et la sécurité automatique des producteurs (Marcel De Corte, L’économie à l’envers, p. 18.).
» L’auteur de L’économie à l’envers montre que cette inversion se produit quand
« le consommateur n’y exerce que la fonction inférieure et instrumentale d’intermédiaire à laquelle le producteur est bien contraint de faire appel pour que la machine tourne et que le circuit qui va du producteur aux producteurs soient bouclés. La fin de l’économie est ainsi le producteur à tous les échelons » (Ibid. p. 14.).
Précisons un point pour éviter toute ambiguïté. Notre propos n’a pas pour but de dénigrer le travail, bien au contraire, il s’agit de dire qu’il ne trouvera sa réhabilitation authentique que dans son orientation à la consommation. Mais à la consommation régulée par autre chose qu’elle même.
La consommation n’est pas sa propre fin
De fait, nul ne s’y trompe : on produit pour consommer. On ne consomme pas pour produire. Donc la production a pour finalité le consommateur. Mais hâtons-nous de préciser que ceci ne veut pas dire que la consommation soit l’horizon de la vie humaine. Pierre-Yves Gomez regrette que la cité du consommateur fasse de la consommation le seul but de la vie. On ne peut qu’adhérer à l’idée que cette consommation ne peut pas tenir lieu de ferment social : les biens de consommation, de soi, divisent plus qu’ils n’unissent (« A l’opposé des biens spirituels, les biens matériels divisent les hommes, parce qu’ils ne peuvent appartenir simultanément et intégralement à plusieurs. » Thomas d’Aquin, Somme de Théologie, IIIa, q. 23, a. 1, ad 3; cf. Ia IIae, q. 28, a. 4, ad 2.). L’auteur place le travail et la consommation sur les plans respectifs de l’utile et de l’agréable. Mais cela ne signifie pas que l’horizon de la vie en commun se situe en deçà du plan du troisième type de bien, le bien honnête.
En effet, le travail et la consommation sont des objets qui relèvent du plan de l’activité économique. Mais le fonctionnement sain de l’économie suppose que cette dernière ne soit pas close sur elle-même, mais ouverte sur l’activité éthico-politique (Sur cette ouverture, de l’ordre inférieur sur l’ordre supérieur, cf. M. De Corte, « L’Economie et la morale », in Recueil d’Etudes Sociales à la mémoire de Frédéric Le Play, Paris, Picard, 1956, pp. 135-146.) au sens large (la catégorie de « l’action » d’Arendt pourrait-on dire (La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 2014, p. 231.).
A la lumière de ce que nous venons de dire, on peut reformuler la question. Il s’agirait moins, au sein de l’ordre économique, de réhabiliter le travail éclipsé par la consommation, que de retrouver une régulation de la consommation par l’ordre supérieur, éthico-politique. C’est par la régulation des désirs du consommateur que la consommation pourra retrouver sa capacité à éclairer le travail de sa lumière finale. Cette régulation de la consommation n’aura pas les allures d’un ascétisme stoïcien, d’une privation sans finalité. Elle aura les allures d’une participation à une finalité plus haute : celle des relations politiques.
En synthèse, on peut dire que le travail trouve son sens dans la consommation au sein de l’ordre économique, qui lui-même trouve son sens dans l’ordre éthico-politique. Dans cette hiérarchie, si l’inférieur se désolidarise de l’ordre supérieur qui le finalise, il devient un absolu auto-référencé. Le travail pour le travail, la consommation pour la consommation sont des circularités aussi infécondes pour l’homme total l’une que l’autre.
On perçoit bien l’intention de l’auteur de remettre le travailleur en lumière, après la magistrale démonstration de sa disparition dans l’ouvrage précédent, Le travail invisible. Ce dernier montrait que, au sein du pôle « production », les actionnaires et les dirigeants écrasaient le travailleur (ces actionnaires obéissant, in fine, au travailleur lui-même en tant qu’il souhaite se libérer de ses efforts en plaçant ses économies dans les entreprises). Il fallait donc, dans le précédent livre, réhabiliter le travailleur contre l’actionnaire. Cet ouvrage-ci montre l’éclipse du travailleur par le consommateur. Et ce serait en réhabilitant le premier contre le second que l’on peut construire une société unifiée.
Or, ce n’est qu’en se mettant au service du consommateur que le travailleur peut être réhabilité, à condition que la consommation soit régulée par ce qui la finalise (et non par le travail dont elle est la finalité), c’est à dire un projet d’ordre éthico-politique.
Autrement dit, l’auteur présente un cercle vicieux d’exploitation du travailleur par l’épargnant, par le consommateur (la même personne jouant les trois rôles). Pour briser ce cercle vicieux, l’auteur propose de redonner la priorité au travailleur, pour ordonner les deux autres en fonction de lui. Conformément à ce que nous avons dit, c’est, à terme, en ouvrant ce cercle pour le mettre au service d’un ordre supérieur que l’on pourra le briser. Or, cette ouverture doit se faire au niveau du consommateur. Il faut rendre à sa consommation le statut de moyen au service non du travailleur (sous peine d’inverser l’économie) mais d’un projet politique qui donnera à la consommation une mesure. Alors le travailleur, au service du consommateur et de son projet qu’il contribue à servir indirectement, trouvera une utilité réelle à son activité.
Le travail comme ferment accidentel de lien social au niveau économique
Ce projet d’ordre éthico-politique, nous serions bien en peine de le formuler de façon réaliste, avouons-le. Alors en attendant, il faut se contenter du vecteur d’unité que propose Pierre-Yves Gomez. Pourtant, bien qu’accidentel et à un niveau seulement économique, ce ferment d’unité social est bien réel. Nous voudrions dire pourquoi.
Nous avons démontré que le travail n’est pas de soi une activité orientée à la finalité de la vie humaine, mais à une œuvre produite. De ce point de vue, il ne saurait constituer le fondement d’un lien social.
(A ce titre, il est erroné de faire du travail la différence spécifique de l’homme, comme dans la conception marxiste. Certains chrétiens, s’appuyant sur le texte de la Genèse, semblent pourtant tomber dans ce piège. Dans ce cas, le verset « à son image il les créa » (Gn, 1, 27) est interprété de la façon suivante : le contenu de l’image divine serait précisément l’activité créatrice. L’homme serait donc créé créateur. Mais cette conception s’appuie sur une vision amoindrie de la dignité de Dieu comme de l’homme. Dieu fit l’homme a l’image de ce qu’il a de plus essentiel, et non d’un de ses attributs. Le fait d’être créateur n’est pas l’essence de Dieu. Il fit donc l’homme intelligent, c’est à dire capable d’embrasser, comme Lui le fait, tout l’univers du regard de son esprit. La capacité à travailler de l’homme ne fait que découler de cette intelligence. D’ailleurs, c’est bien en termes d’intelligence que Marx conçoit la spécificité du travail humain. Pour lui, l’architecte conçoit la maison avant de la réaliser, contrairement à l’abeille qui ne conçoit pas sa ruche. C’est donc bien dans la conception que réside la spécificité humaine, et non dans la réalisation factive.)
Or, le pivot de notre argumentation repose sur l’essence du travail, comme activité factive de trans-formation d’une matière extérieure. Toutefois, le travail peut être pris sous d’autres aspects, accidentels, qui ouvrent alors la possibilité d’en faire un ferment de société.
En effet, le travail est l’occasion (il n’est que l’occasion mais il ne peut pas ne pas être l’occasion) d’une entrée en relation. Il a toujours été travail pour un autre (client) et avec un autre (collègues, partenaires, parties prenantes en général (La théorie des parties prenantes, à cet égard, n’est que l’expression en termes gestionnaire de cette idée millénaire du travail comme ferment du lien social.). C’est ce qui autorise Pierre-Yves Gomez à employer le champ lexical de la factivité pour décrire la constitution de la communauté :
« le travail élabore […] une vie collective » (p. 15.) ;
« la société que nous habitons est façonnée » (p. 35) ;
« comprendre le rôle du travail dans la production d’une société » (Ibid.) ;
« leurs efforts fabriquent une société » (p. 37.).
A condition de percevoir que cet attribut est accidentel. Autrement dit, si le travail est facteur du lien social, ce n’est pas en tant que tel. Il est important de préciser cela pour ne pas faire porter au travail une responsabilité que sa nature ne lui permet pas d’assumer (Dire que le versant collectif du travail est accidentel ne signifie pas qu’il soit moins apparent, au contraire. Dans certains contextes, comme les TGE, cet aspect collectif du travail prend toute la place et voile l’aspect factif essentiel au travail. Dans une tour de la Défense, il peut être difficile de garder en tête la factivité, donc l’utilité de mon travail. C’est l’occasion de préciser que l’approche que nous proposons n’est pas seulement phénoménologique. Une approche phénoménologique permet de mettre en lumière l’aspect collectif du travail, mais il faut aller au delà des phénomènes, vers la nature du travail, pour voir que cet aspect collectif n’est qu’accidentel).
Le travail est donc l’occasion de créer des communautés. Et en cela, il est légitime de proposer qu’il soit ferment de lien social. Toutefois, il est nécessaire d’ajouter, ce qui n’est pas le propos de l’auteur d’Intelligence du travail qui s’en tient à ce qui est atteignable dans un premier temps, que le travail est l’occasion de constituer des communautés économiques, qui ne peuvent être qu’une étape vers la réalisation d’une communauté éthico-politique.
Le travail n’est donc pas le ciment direct d’une communauté, si ce n’est en tant qu’il est au service de la consommation par l’intermédiaire de l’œuvre produite qui est, elle, la finalité du travail. La communauté créée à l’occasion du travail est une communauté économique, qui a vocation à acquérir un statut politique dans un projet d’un autre ordre que celui de l’économie.
L’enjeu de la réhabilitation du travail est donc à terme, politique. En effet, la question du moyen par lequel on veut lui redonner toute sa place dans la société prend tant d’importance, car elle façonnera l’allure de notre société. Toutefois, comme l’écrit Pierre-Yves Gomez, il faudra « compter sur le politique, mais ne pas tout lui confier » (p. 179.), car c’est de nos choix, notamment professionnels, que dépend aussi le sort du travail. Créons-nous les conditions de pouvoir dire, le septième jour, « que cela était bon » ? (Cf. Gn 1, 25).
Pierre-Yves Gomez, Intelligence du travail,
DDB, 2016, 179 pages,
15,90 €.