Le voile du moralisme politique, un texte annonciateur de Marcel De Corte

Publié le 21 Avr 2017
Le voile du moralisme politique,   un texte annonciateur de Marcel De Corte L'Homme Nouveau

Sous le titre « Morale et politique », le professeur Marcel de Corte (1905-1994) avait publié naguère un article décrivant le processus d’hypermoralisation du discours politique cohabitant avec l’abandon de la pratique individuelle de la morale. Loin d’avoir perdu de sa pertinence, cette réflexion du grand philosophe belge semble avoir été écrit pour décrire la situation actuelle de déliquescence les mœurs publiques et privées. Il mérite d’être relu en cette période électorale.

Le plus curieux phénomène que puisse enregistrer l’observateur des mœurs actuelles est sans doute l’imprégnation de la politique par la morale, par une certaine morale s’entend.

Une abondance de discours et de revendications

Les tribunes politiques sont devenues des chaires d’où se distribuent les préceptes de conduite, les promesses de bonheur et les perspectives de châtiment. Les prédicateurs religieux les imitent servilement, comme d’habitude. À aucune époque de l’histoire la justice n’a été célébrée avec une telle abondance de discours et de revendications. L’esprit et le cœur s’ouvrent à la fraternité et surtout à la haine des « méchants » qui l’entravent. Les hommes politiques battent leur coulpe, sur la poitrine de leurs voisins, mais souvent, aussi devant les tribunaux de moralité et d’orthodoxie. Le vocabulaire de l’éthique suffit à peine à la demande et les mots qui le composent, manœuvrés par les spéculateurs, sont emportés dans un mouvement de hausse vertigineuse. Les opinions politiques sont pesées, jugées, louées ou condamnées comme des vertus ou des tares morales imbibant l’âme et le corps. Une telle est un brevet de bonne conduite, digne d’éloge et de récompense, une autre suscite le blâme, la réprobation, et parfois l’emprisonnement et la mort. D’individuelle qu’elle était, la conscience morale a subi une inflation inouïe : elle est devenue, comme on sait, universelle, et elle se débite en assignats, tous les jours de l’année, dans des manifestes, des pétitionnements et des cortèges.

Jamais les concepts de bien et de mal n’ont été politiquement plus répandus.

Cette première constatation s’en double d’une autre. S’il est vrai que la politique et la morale tendent de plus en plus à coïncider, et même à devenir la règle de vie d’un chacun, il est également vrai de dire que les mœurs publiques et privées sont en pleine déliquescence.

Le phénomène est tellement visible qu’il se passe de démonstration ou de description. Il n’est que d’ouvrir les yeux et de contempler le spectacle que nous offre l’humanité d’aujourd’hui. Le moralisme politique ou la politique moralisante est un voile sous le couvert duquel se perpètrent les pires attentats contre la morale élémentaire et particulièrement contre l’amour du prochain. Les conduites personnelles désorbitées n’ont plus d’axe et la simple pratique des devoirs d’état requiert aujourd’hui une sorte d’héroïsme. Les exemples foisonnent.

Une politique sans assises

Il est évident qu’il existe un lien entre ces deux ordres de fait. Dans la vie de l’homme tout se tient. Ce rapport n’est autre que la profonde et décisive transformation qu’a subie la politique par l’instauration du suffrage universel pur et simple. Grâce à ce suffrage abstrait, chaque conscience individuelle s’érige en juge des affaires publiques sans que puissent intervenir d’une manière effective les tests à peu près infaillibles de sa valeur et de sa moralité propres que sont ses activités familiales et professionnelles, son attachement aux diverses communautés où se déploie sa vie quotidienne, son respect de la continuité historique du pays où l’on est né. Il n’est à peu près aucun facteur de la morale effectivement pratiquée et vécue qui joue un rôle quelconque dans la politique actuelle.

Privée de ces assises réelles, la politique doit alors se transformer en un exutoire du désir illimité d’un bien imaginaire, et à la limite verbale, qui travaille désormais l’âme humaine. C’est pourquoi la morale politique devient exclusivement oratoire et, comme elle n’est guère composée que de mots dont l’essence est fluente et maniable, elle est utilisée dans des buts les plus suspects. Tous les totalitarismes commencent par chatouiller la fibre morale et vertueuse de l’homme. Un pouvoir qui n’est plus établi sur de fermes fondations morales tend inévitablement, du fait qu’il est libre de leur contrainte, à employer l’éthique comme un instrument de domination qui fasse corps avec lui-même et avec sa fonction. Réciproquement la politique ainsi changée se désintéresse des mœurs pratiquées par les citoyens parce que ces mœurs si elles sont bonnes, ne lui rapportent rien. Leur défaillance au contraire consolide sa liberté d’action. Souvent et dans un dessein diabolique, elle la provoquera délibérément.

Des donneurs de leçons

Nous sommes en présence d’un cercle vicieux au sens le plus fort du mot. Ce n’est pas fini hélas ! La politique qui confisque à son profit la morale, que les citoyens ne pratiquent plus à titre individuel, la transporte sur les groupes et sur les collectivités qu’elle dirige. Ce sont les partis, les clans, les races, les classes, les peuples et les nations qui détiennent désormais la connaissance du bien et du mal. Toute appréciation de la conduite humaine est subordonnée à la stricte appartenance à une collectivité.

Les partis de gauche qui ne travaillent que dans le collectif sont par essence des partis moralisateurs, en dépit de leur matérialisme affiché. Ils cultivent intensément dans l’âme du peuple l’appétit d’un bien imaginaire.

Ils prodiguent des leçons de moralité. Ils monopolisent la justice. Ils se dressent en juges impitoyables de la vie et de la conscience morales. Ce n’est pas qu’ils vénèrent la morale. Loin de là ! Mais ils savent que la morale déracinée de tous ses contextes naturels et religieux, dégénérée en verbiage moralisateur, constitue le plus puissant outil d’asservissement que la politique puisse employer. Privés des biens réels que procure l’accomplissement des devoirs d’état, leurs adeptes se réfugient dans la poursuite des biens illusoires qui leur communiquent par ailleurs, la « bonne conscience » d’être « moralement » au-dessus des autres. Les autres partis les suivent péniblement dans cette voie où ils sont infailliblement battus à la course, car ils ne peuvent se payer le luxe de désorganiser les bases morales de la famille, du métier de la petite et de la grande patrie, afin d’intensifier dans l’esprit des hommes la poursuite d’un bien imaginaire, paravent de la conquête du pouvoir, comme le font les partis de gauche. La rhétorique morale a donné à boire du poison à la politique.

Celle-ci n’en est point morte, mais elle a dégénéré en vice.

Marcel De Corte (1905-1994) est un philosophe de nationalité belge, héritier de la grande tradition aristotélicienne, contemporain de Jacques Maritain, Étienne Gilson, Gabriel Marcel et Gustave Thibon. Il a enseigné à l’université de Liège jusqu’en 1975. Collaborateur de nombreuses publications, il est l’auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages de réflexion philosophique. Paraîtra prochainement (le 20 avril prochain) aux éditions de L’Homme Nouveau, L’Intelligence en péril de mort qui constitue certainement le fleuron de sa production à destination du grand public.

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