La Commission européenne a rejeté le 29 mai l’initiative citoyenne « Un de nous » qui demandait l’arrêt du financement des recherches impliquant la destruction d’embryons humains. La demande a été refusée en vertu de la définition que donne la Commission de l’embryon … En voulant essayer de définir la nature de l’embryon, le droit ne peut qu’apporter sa propre conception des choses et mépriser le réel. Analyse de Grégor Puppinck, docteur en droit et directeur de l’European Centre for Law and Justice (ECLJ).
« D’un point de vue juridique, l’embryon est-il une personne humaine ? » À quoi bon une telle question ? Se demande-t-on si, d’un point de vue juridique, le têtard est un batracien ? Cette question révèle une confusion très répandue entre la réalité et le droit, entre le fait et la norme. Cette confusion résulte de notre appréhension de la réalité, dont la représentation sociale ou normative tend à être perçue immédiatement au détriment de sa réalité première, factuelle.
Le droit n’est pas la réalité
Le droit porte sur des objets, des faits objectifs qui lui sont extérieurs, mais lorsque le fait est mystérieux, lorsque notre intelligence peine à appréhender une réalité – comme un embryon ou un fœtus – que l’on peut difficilement voir ou toucher, nous nous en faisons une idée. Cette idée, personnelle, représente la réalité, mais lui fait perdre son unicité et la fragmente car il faut admettre la possibilité d’une multiplicité de telles idées. Le droit, comme représentation de la réalité, vient alors imposer une conception commune, réunifiant cette diversité de points de vue, et ainsi il restaure l’apparence d’une réalité accessible, unie et partagée, il remplace la réalité. Mais en fait le droit ne fait que s’interposer entre nous et la réalité, il est la projection de notre représentation de la réalité. Ainsi sommes-nous amenés à penser que le droit aurait le pouvoir de dire ce qu’est l’embryon, car in fine, le droit, la norme sociale, serait la seule réalité humaine. C’est pure illusion ! Plus faible sera l’appréhension de la réalité objet du droit, plus grande sera l’indépendance du droit à l’égard des contraintes du réel.
Pourtant, il est vrai que le droit doit se prononcer sur ce que l’on peut faire avec un fœtus ou un embryon. Car telle est normalement sa fonction: non pas dire ce qui est, mais déterminer le juste rapport entre les personnes et avec les choses. Or, pour qualifier juridiquement un embryon et se prononcer sur ce que l’on peut en faire, il faut au préalable savoir ce qu’il est en lui-même. Cette question est pré-juridique, et comme telle, elle est normalement tranchée non par des juristes, mais par une autorité compétente qui ne tire pas son savoir du droit. Mais si aucune science supérieure au droit dans l’ordre de la connaissance (théologie, philosophie, science) ne lui fournit de définition de l’embryon, le droit doit alors se prononcer seul.
Le droit ne devrait pas être juge et partie : il ne devrait pas pouvoir définir à la fois la norme et son objet. Pourtant, la loi ne prétend pas seulement régler la bonne conduite des hommes, elle prétend aussi être, à côté ou à la place de la science, de la théologie et de la philosophie, une modalité de la connaissance : une « connaissance démocratique » qui résulte non pas de l’observation de la réalité mais de l’expression de la volonté. La loi a ainsi la faculté de contredire le réel et parfois la prétention de s’y substituer. Elle s’y substituera d’autant plus facilement que la réalité est mystérieuse ou qu’elle aura été rendue confuse et inintelligible. Cette réalité nouvelle, légale mais néanmoins fausse, n’existe que par la volonté institutionnalisée de la société, cette volonté générale étant elle aussi largement une fiction démocratique.
Humanité sans frontières
Le doute sur la question de la nature de l’embryon n’est pas tant sur l’aspect factuel de la question (le développement prénatal de la vie est bien connu), il porte surtout sur la définition de l’humanité. Ce n’est pas la première fois que cette question se pose : en divers lieux et époques, la société a hésité sur la délimitation de la frontière de l’humanité ; faut-il exclure les sauvages, certains handicapés ; faut-il inclure certains animaux : l’ours, le singe ? Certains êtres ne sont-ils humains qu’en partie ? De fait, la société ne partage plus de critère objectif d’humanité. La référence aux notions de dignité ou de liberté n’est qu’un pis-aller consensuel, suffisamment large et flou pour tirer le rideau sur l’horizon de nos interrogations. Elles sont une description morale de l’homme, mais ne disent pas qui est homme. Tout critère moral (dignité, capacité, autonomie), parce que l’humanité se le donne nécessairement à elle-même, est arbitraire et permet d’exclure certaines catégories d’êtres de cette humanité.
Ainsi, à défaut de critère biologique, seul un caractère surnaturel distinguant l’homme du reste de la nature peut donner un critère d’humanité extérieur à notre propre pouvoir. Un tel critère existe, c’est celui de l’animation : le moment de l’union de l’âme et du corps. Un critère difficile à manier et qui n’est plus beaucoup accepté en Occident. Mais sans Révélation et théologie, l’homme ne peut pas porter un regard extérieur sur lui-même.
Le fait que la question de l’humanité de l’embryon se pose à notre époque n’est pas en soi l’expression d’une régression morale (mise à part la question de l’avortement), mais une conséquence du progrès de nos connaissances scientifiques qui nous confronte nouvellement à cette réalité humaine comme autrefois aux sauvages. Or, il faut le reconnaître, un embryon ressemble visiblement moins à un être humain qu’un sauvage amazonien. Il semble que cette voie de la biologie soit la seule encore empruntable actuellement dans notre société pour déterminer les frontières de l’humanité. Elle conduit à devoir reconnaître que toute vie individuelle est un continuum de la conception à la mort, quelle que soit la définition juridique du début de la vie et de la mort. Cela suppose d’abandonner l’idée morale d’humanité comme définissant a priori et conditionnant qui est homme pour ne conserver d’elle que la description des qualités humaines dont tout individu n’est pas pourvu à égalité. Cela suppose de partir du réel. Le sujet de l’humanité peut alors exister indépendamment de la possession des qualités morales qui distinguent l’homme du reste de la nature. Si l’humanité obéit à un critère biologique, alors elle ne fait pas mystère et nous oblige. Prétendre ne pas savoir qui est humain – par désaccord sur le concept d’humanité – permet de ne pas être obligé à respecter un être que l’on peut vouloir rejeter par l’avortement, ou exploiter par les biotechnologies.
Alors, « d’un point de vue juridique, l’embryon est-il une personne humaine ? ». Cela dépend si la « connaissance démocratique » qui informe le droit est fidèle à la connaissance scientifique, philosophique ou théologique, ou si elle préfère s’en éloigner pour des motifs politiques, par exemple pour permettre l’avortement.
Être humain en deçà des Pyrénées, chose au-delà
Les législations nationales se prononcent variablement sur la nature de l’embryon humain, si bien qu’une femme enceinte circulant en Europe porte en elle tantôt un être humain sujet de droits, tantôt une « chose » indéfinie, au gré des frontières traversées. Cela étant, à la complexité de la double nature de l’embryon (biologique et morale) s’ajoute celle des distinctions juridiques. À l’égard de l’embryon et du fœtus humains, le droit distingue entre personne humaine et juridique, et dissocie la protection juridique, en particulier du droit à la vie, de la qualité de personne juridique. On pourrait penser que toute personne humaine est une personne juridique et bénéficie immédiatement du droit à la vie. Mais ce n’est pas, ou plus, le cas. Un être peut bénéficier d’une protection juridique sans être nécessairement reconnu comme personne juridique. Ce fut le cas autrefois des esclaves et aujourd’hui des embryons humains qui, par exemple en droit italien, sont qualifiés de sujets sans être reconnus comme des personnes. La relation entre ces notions étroitement corrélées s’est distendue afin de laisser place à l’avortement. Il se dégage cependant une tendance consistant à ne pas reconnaître l’embryon comme une personne humaine et juridique, mais comme un objet ou un être appartenant à l’espèce humaine, étape du développement biologique d’une personne, et partageant à ce titre la dignité humaine. L’embryon, à la manière du cadavre, n’est pas totalement une personne, mais mérite un certain respect humain apprécié variablement selon la volonté politique du moment.
Absence d’accord européen quant à la nature de l’embryon
La Convention du Conseil de l’Europe sur la biomédecine vise la recherche sur l’embryon et protège « toute personne » sans préciser, volontairement, si les embryons sont des personnes. La Convention utilise aussi l’expression « être humain » en énonçant la nécessité de protéger l’être humain dans sa dignité et son identité. Sur ce point, les États ont précisé que : « Il a été constaté qu’il est un principe généralement accepté selon lequel la dignité humaine et l’identité de l’espèce humaine doivent être respectées dès le commencement de la vie ». C’est elliptique, volontairement.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans un arrêt Brüstle/Greenpeace de 2011, a été amenée à définir l’embryon au sens d’une Directive qui interdit notamment la brevetabilité des pratiques impliquant la destruction d’embryons. Cette cour a jugé que la notion d’embryon humain devait être comprise plus largement comme celles d’organismes cellulaires qui bénéficient de la protection juridique accordée au titre du respect de la dignité humaine dès qu’ils possèdent la capacité de déclencher le processus de développement d’un être humain. Cela empêche de breveter des procédés qui impliquent la destruction d’embryons, non pas au nom du droit à la vie, ou parce que les embryons seraient des personnes, mais parce qu’ils participent de l’humanité et sont donc revêtus de cette dignité.
Quant à la Cour européenne des Droits de l’homme, elle estime qu’il n’existe aucun consensus européen non seulement sur la définition juridique (ce qui est vrai), mais aussi scientifique (ce qui est faux) « des débuts de la vie » mais que l’on peut néanmoins « trouver comme dénominateur commun aux États l’appartenance (des embryons) à l’espèce humaine ». La Cour ajoute que c’est « la potentialité de cet être et sa capacité à devenir une personne qui doivent être protégées au nom de la dignité humaine ». En conséquence, la Cour juge que « le point de départ du droit à la vie relève de la marge d’appréciation des États, de sorte qu’il est impossible de répondre à la question de savoir si l’enfant à naître est une “personne” au sens de la Convention ». Cela étant, la Cour n’exclut pas qu’il puisse l’être : elle a toujours refusé de dire qu’il n’est pas une personne car la Convention européenne des Droits de l’homme est silencieuse « sur les limites temporelles du droit à la vie », de sorte qu’un État peut « tout aussi légitimement choisir de considérer l’enfant à naître comme une personne et protéger sa vie qu’adopter le point de vue opposé ». (Voir les affaires Vo c. France du 8 juillet 2004 et A. B. et C., c. Irlande du 16 décembre 2010).
En renvoyant aux autorités nationales la détermination de la qualité de l’embryon, la Cour de Strasbourg adopte le point de vue que cette question serait de nature politique et non pas juridique. Mais le politique n’est pas mieux placé que le droit pour dire ce qu’est l’embryon humain : en 1979, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe reconnaissait « les droits de chaque enfant à la vie dès le moment de sa conception ». En 2008, cette même Assemblée promouvait l’avortement. Les assemblées législatives et les juridictions sont davantage des lieux de confrontation de volontés que les oracles du vrai et du juste.
Si nous, êtres humains, doutons de nous-mêmes et ignorons ce qui fait notre nature d’homme, la volonté de puissance à l’œuvre dans le droit positif ne peut qu’exploiter cette ignorance, mais certainement pas la résorber.