Les EHPAD démunis face à l’épidémie

Publié le 04 Avr 2020
Les EHPAD démunis face à l’épidémie L'Homme Nouveau

Dans les EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) la majorité des résidents est considérée comme « à risque » pendant cette épidémie de coronavirus. Malgré le déclenchement de la procédure d’urgence (« Plan bleu »), le 6 mars dernier, les moyens pour faire face semblent insuffisants. 

Bertrand, directeur d’EHPAD dans le sud de la France, n’a pas encore de résidents infectés. Il se prépare à toutes les éventualités, mais déplore les délais de réaction des autorités de tutelle. 

[L’actualité évoluant très rapidement, nous précisons que ces propos ont été recueillis le 27 mars]

En EHPAD, comment faites-vous face à l’épidémie de Coronavirus ?

En EHPAD comme en hôpital ou chez les pompiers, nous avons une procédure de crise, le « Plan bleu ». Cette procédure est prévue pour s’appliquer à tous les établissements médico-sociaux. Généralement utilisé en période de canicule, le « plan bleu » est prévu pour faire face aux évènements atypiques : inondations, épisode de neige, etc. Des plans de continuation d’activité avec peu de personnel sont prévus, ainsi que l’accès au « stock tampon » (une réserve de matériel utilisable dans le cadre de ce « Plan bleu »). L’autorité de tutelle est seule compétente pour déclencher cette procédure. 

À l’hôpital le déclenchement du « Plan blanc » débloque des moyens supplémentaires, ce n’est pas le cas dans nos EHPAD. Nous sommes plus vigilants, nous avons la possibilité de recourir à nos stocks tampons dans lesquels nous retrouvons des masques, du matériel de nettoyage, des solutions hydroalcooliques, etc. Mais cette procédure est adaptée à une crise transitoire et n’est pas prévue pour une crise durable comme celle que nous traversons. 

Nous connaissons un déficit de personnel dans les EHPAD, principalement d’aide-soignants, que nous pallions tant bien que mal avec des « faisant fonction d’aide-soignants » (personnel à minima diplômé en service à la personne, assumant des tâches relevant normalement des aides-soignants). 

Avec le coronavirus, notre manque de personnel est accru. Certains de nos employés sont malades, d’autres restent confinés, ou gardent leurs enfants. En effet, même s’il a été dit que les enfants de soignants pouvaient être accueillis dans des écoles ou des crèches, il aurait fallu préciser que les maires peuvent rouvrir les écoles ou les crèches à condition qu’ils trouvent des encadrants. De plus, il ne faut pas plus de 8 ou 10 enfants par local. Dans le meilleur des cas, les écoles ouvertes accueillent de 8 h 45 à 16 h 30, il n’y a pas de périscolaire. Le personnel soignant travaille 10 heures par jour, en amplitude de 12h en EPHAD, les horaires de garde ne sont donc pas adaptés. Il n’y a pas de solution satisfaisante à ce problème. 

Pour votre établissement, quels sont les moyens concrets mis en œuvre ?

Nous mettons en place les gestes barrières. Le personnel porte des masques. Nous limitons les interactions et nous essayons de fidéliser nos remplaçants. Il y a beaucoup de remplaçants en EPHAD, parce qu’il y a énormément d’arrêts maladie (plus que dans le secteur du bâtiment) liés à la pénibilité du travail. Nous formons des personnes qui ne sont pas des soignants à réaliser quelques soins, le personnel de ménage qui connaît déjà les résidents par exemple. 

Chacun sort de son domaine habituel et fait de nouvelles tâches. Les secrétaires font du ménage, la psychologue fera des toilettes, etc. Il y a une notion de « glissement de tâches » qui est nécessaire pour limiter les recours à du personnel extérieur. Nous demandons à nos remplaçants de ne travailler que dans une seule structure. Le personnel qui le souhaite peut dormir sur place. 

Avez-vous des cas de coronavirus dans votre EPHAD ? 

Pas pour l’instant. Il nous est demandé de confiner les résidents dans leurs chambres. Une mesure envisageable avec des individus intellectuellement valides, ou des grabataires. Mais pour tous ceux qui ont des problèmes cognitifs, qui déambulent, il n’est pas possible de les confiner. Pour leur interdire tous déplacements en dehors de leurs chambres, il faudrait les enfermer, voire même les attacher. Ces mesures relèvent de la contention et ne sont possibles qu’avec une prescription justifiée. 

Ce ne serait d’ailleurs pas une solution puisque d’autres pathologies en résulteraient. Le coronavirus est un risque réel pour les EHPAD, ceux que nous accueillons sont souvent fragiles. Le virus cause entre 15 et 20% de morts dans les EHPAD parisiens et dans l’Est. Il ne faut pas oublier pour autant les autres problèmes : confinés, les résidents n’ont plus d’activités, plus de lien social, ils seront moins levés, ils pourront moins se déplacer. Autant de facteurs qui vont agir sur leur santé et peuvent entraîner des complications. Dans ces conditions, des altérations de l’état cutané peuvent vite se transformer en escarres, même en prenant des précautions. La prise en charge ne sera pas aussi bonne en effectifs réduits. Les toilettes seront moins fréquentes. 

Le personnel ne pourra plus passer autant de temps à nourrir ceux qui ne peuvent pas le faire seuls. Ils n’auront donc plus leurs apports en protéines. Leur état de santé s’en trouvera dégradé. Ce sont les conséquences physiologiques. 

Ensuite il y a les conséquences psychiques. Un individu isolé se renferme et petit à petit il se laisse partir, un phénomène connu sous le nom de « syndrome de glissement ». Beaucoup de morts peuvent en résulter. 

Comment est gérée cette solitude ? 

Nous avons mis en place des communications par WhatsApp, mais ne nous leurrons pas, la situation est très complexe. Pour mettre en place des communications il faut être en lien avec la famille, il faut du réseau, que les résidents sachent se servir de ces moyens de communication. 

Comment aider les résidents tout en sachant que la plupart d’entre eux n’a plus de réponse cognitive ? Seulement 10 ou 15 % de ceux que nous accueillons sont capables de nous répondre et d’interagir. J’invite tous ceux qui ont une personne âgée isolée dans leur répertoire à prendre cinq minutes par jour pour l’appeler. 

En cas de saturation des services de réanimations, le personnel hospitalier devra prendre en charge prioritairement les plus jeunes. Préparez-vous vos pensionnaires à ces éventualités ? 

Il est très compliqué de préparer les pensionnaires à cette éventualité, c’est ici le rôle des psychologues. Nous n’avons pas de directives sur ce sujet. 

Il est demandé actuellement dans les hôpitaux dotés de soins de suite et de réadaptation, de vider leurs lits pour héberger des patients qui seraient en service de médecine, afin que les hôpitaux puissent accueillir des patients potentiellement atteints du covid-19.

Aujourd’hui il nous est implicitement demandé de ne plus accueillir de nouveaux résidents venant du domicile , même si nous avons de nombreuses places vacantes. Le directeur d’EPHAD qui accepterait une entrée dans son établissement en porterait potentiellement la responsabilité pénale en cas d’infection.

En parallèle, le secteur de l’aide à domicile s’est effondré. Ne pouvant plus faire garder leurs enfants, un bon nombre de mères célibataires qui travaillent dans ce domaine ne peut plus faire de déplacements à domicile. Il y a donc toute une population qui ne peut pas subvenir à ses propres besoins, mais n’a pas de nécessité à aller à l’hôpital. Logiquement nous devrions les accueillir, mais nous n’avons pas les moyens de les tester ou de les confiner pendant 14 jours. 

D’où viennent tous ces dysfonctionnements ?

Le problème vient en grande partie de la défaillance des autorités de tutelle, celle-ci est plus dans la réaction que l’anticipation et peine à sortir de ses schémas habituels. Nous avons une administration qui applique des protocoles, qui est formée à suivre des directives, mais qui ne sait pas prendre de décisions. Ils doivent pourtant prendre une décision. Aujourd’hui, dans le monde sanitaire et médico-social, un soignant passe entre 10 et 20% de son temps derrière un ordinateur ou une tablette à faire de la traçabilité. Autant de temps perdu auprès des personnes. C’est ce qui induit la maltraitance institutionnelle. Le système est à bout de souffle. Seuls ceux qui sont restés indépendants et ancrés dans le réel arrivent à faire face. Les grands groupes appliquent des procédures, des protocoles, mais le protocole de crise a été rédigé par un technocrate déconnecté du terrain. 

Tous les hôpitaux publics actuellement obligent leurs salariés à travailler en alternant jour et nuit. Dans un métier à forte dominante féminine, quand il y a des enfants, il est impossible de s’organiser pour des gardes. C’est une des raisons qui poussent beaucoup d’infirmières et d’aides-soignantes à quitter leur métier. Beaucoup d’infirmières sont formées en France et un grand nombre n’exerce pas. Pourtant les infirmières et aides-soignantes demandent simplement une réorganisation du travail, en prenant exemple sur le secteur privé. Les syndicats et directeurs d’hôpitaux publics refusent ces changements. Difficile ensuite d’écouter leurs plaintes concernant le manque de personnel. 

Des solutions existent, des clubs de plongée proposent leurs bombonnes d’oxygène, des peintres en bâtiment sont dotés de masques FFP2 ou FFP3, des garagistes en carrosserie également. Il n’y a aucune initiative publique pour récupérer ce matériel nécessaire aux malades et aux soignants. Au contraire, les travailleurs sont incités à continuer leur activité et par conséquent garder leur matériel pour eux. 

Concernant les approvisionnements, rencontrez-vous des difficultés ? 

Nous n’avons aucun problème d’approvisionnement, les sociétés de restauration font un travail remarquable. La marchandise est de bonne qualité, les tarifs sont plutôt à la baisse, beaucoup de livreurs font des doubles journées pour pallier le départ des autres, les routiers, la logistique, tout est assuré. 

Les réseaux de solidarités se reconstituent. Surtout en zone rurale où les uns et les autres se connaissent et sont donc plus portés à s’aider. 

En cas d’absence de prise en charge de vos résidents par les hôpitaux, allez-vous devoir prodiguer les soins de fin de vie, des sédations, pour soulager la douleur ? 

Nous n’en sommes pas encore là, et je n’ai pas encore reçu de protocoles en ce sens. Si nous préparons nos équipes et que les circonstances pour appliquer ces mesures ne se présentent pas, nous passerons pour des fous. Des médecins, anciens urgentistes et qui connaissent ces protocoles, rencontrent l’incompréhension de leurs collègues lorsqu’ils abordent avec eux le sujet de la sélection. Pourtant, comme dans le cas de la médecine de guerre, un tri va devoir être effectué. Qui va le faire ? Les services d’hospitalisation à domicile ? Ils ont l’habitude de gérer la fin de vie, le palliatif, ils savent administrer des sédations et il n’y a pas de dérives. Mais si cette sédation est pratiquée par des médecins généralistes, des infirmiers, ou toute personne dont ce n’est pas le métier, leur manque de formation générera des abus. 

Si nous sommes amenés à pratiquer des sédations en EHPAD ou en établissements sanitaires, nous ne sommes pas équipés en pousse-seringues qui permettent de diffuser les sédatifs progressivement et de façon sécurisée. Le but n’est pas de tuer, mais bien de soulager. Dépourvus de ce matériel, nous devrons recourir au goutte-à-goutte qui n’est pas adapté à ce genre de produits ou pratiquer des injections avec tous les risques inhérents. Il nous manque également les produits requis, les formations adéquates et la capacité de prendre des décisions avec un collège de médecins (nous n’avons pas de médecin sur place). 

Nous nous préparons pour les éventuelles victimes du coronavirus, mais il y a également tous ceux qui devraient être hospitalisés pour d’autres pathologies : insuffisances cardiaques, AVC… et qui ne le pourront pas en raison de la saturation des hôpitaux. 

Là encore nous ne bénéficions pas de l’accompagnement des autorités supérieures qui nous permettrait de faire face plus sereinement. Pour autant, au milieu de ce tableau plutôt sombre, il y a des points positifs. Dans nos équipes, des personnalités sortent du lot. Des employés qui ne brillaient pas se révèlent à la faveur de ce contexte difficile : ils donnent tout ce qu’ils peuvent. 

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