« Les yeux de tous espèrent en toi, Seigneur et tu leur donnes nourriture en temps voulu. Tu ouvres ta main et tu combles tout être vivant de ta bénédiction. » ( Psaume 144, 15 et 16)
Commentaire spirituel
Le graduel de la Fête-Dieu, repris dans le cours ordinaire du cycle liturgique, est emprunté au psaume 144 (145 selon l’hébreu) qui est une hymne rendue à la gloire divine et à la bonté de sa Providence. C’est un psaume alphabétique, chacune des 22 lettres de l’alphabet hébreu étant suivie d’un court verset sous forme de distique. La première partie du psaume chante plutôt la grandeur de Dieu et la seconde, d’où est tiré notre graduel, célèbre sa bonté attentive et presque maternelle. Grandeur et bonté, transcendance et immanence, le contraste divin qui traverse toute la Bible, se retrouve dans les deux versets qui forment le graduel Oculi. On y voit toutes les créatures mendier la vie de celui qui seul la détient, et la recevoir effectivement en abondance, sans restriction, de sa bienveillance universelle. Sans que le texte le dise explicitement, on sent que l’image qui soutient cette vérité de la Providence divine est celle des petits oiseaux dans leur nid, tout fragiles, dénués de toute protection contre les prédateurs, et attendant tout de leurs parents qui viennent leur donner fidèlement la becquée dont ils ont besoin pour vivre. Nous sommes, vis à vis de Dieu comme des oiseaux chétifs, incapables de voler, de se nourrir, de se défendre. Mais le prodige de la vie se renouvelle en notre faveur avec une infaillibilité plus grande, une ponctualité infiniment plus parfaite que celle, purement instinctive des oiseaux parents. Nous sommes entre les mains de Dieu pour notre plus grande sécurité, notre plus grand bonheur. Celui qui nous a créés, qui connaît par cœur chacune des fibres de notre être, qui a tissé lentement la trame de notre existence, nous donne à chaque instant ce dont nous avons besoin pour vivre. C’est vrai physiquement. Et pourtant, des enfants meurent de faim dans le monde, victimes de l’injustice des hommes. La création appartient à toute l’humanité sans exception, elle est très largement suffisante pour subvenir aux besoins des tous les êtres humains. Nous le savons, mais concrètement, des enfants meurent pendant que nous gaspillons nourriture et vêtements, dans nos sociétés nanties. Dieu en a disposé autrement et sa justice compensera en un surcroît de gloire éternelle ces souffrances de la terre. Le Seigneur n’est pas responsable de nos égarements, même s’il respecte le jeu des causes secondes, pour le bien comme pour le mal. Il reste que tous, nous sommes dans la condition de mendiants à son égard. C’est vrai physiquement, on vient de le dire ; mais c’est encore plus vrai spirituellement, car les biens que nous demandons à Dieu, à ce niveau, nous dépassent complètement, ils sont sur-adaptés par rapport à notre nature. Nous ne pouvons que les recevoir avec humilité, et donc nous ne pouvons que les attendre, les désirer de notre bienfaiteur qui en même temps nous a créés pour ces biens, ces biens qui nous dépassent mais pour lesquels, finalement nous sommes faits.
Ce graduel existait déjà depuis longtemps lorsque saint Thomas d’Aquin, à la demande du Pape, a rédigé un office pour la Fête-Dieu. Le docteur angélique s’est contenté de reprendre ce chant pour le graduel de la messe, mais en lui donnant une portée eucharistique qu’il n’avait probablement pas, sinon de façon plus lointaine, dans la pensée de son compositeur. Cette portée eucharistique est devenue principale et le graduel Oculi est désormais davantage connu comme le graduel de la Fête-Dieu. L’Eucharistie, notre pain quotidien, résume à merveille tout ce que nous venons de dire des biens physiques et spirituels que nous attendons de notre Créateur et Sauveur. C’est surtout elle que nous devons désirer et espérer dans la communion dominicale et pourquoi pas quotidienne. Le temps opportun que chante notre graduel, c’est le moment de la messe, et plus précisément le moment où nous nous avançons vers l’autel pour communier au corps du Christ, c’est-à-dire devenir un avec lui et nous assimiler à lui, à sa personne divine, par le moyen du sacrement et par l’intermédiaire de son humanité. Voilà la suprême bénédiction dont parle le graduel Oculi, bénédiction qui nous comble vraiment en nous donnant la Vie éternelle, la vie qui ne peut nous être ôtée par personne, sinon par notre propre volonté. Demeurons toujours dans l’action de grâce pour ce bienfait inouï, serrons nous bien fort et tous ensemble dans le nid de la liturgie pour recevoir toujours le pain des anges, cette vie à la fois divine et fraternelle qui doit nous conduire du cœur de l’Église vers l’éternité. Et concrètement, ce graduel nous invite à l’adoration. Gardons les yeux fixés, pleins d’espérance, sur le tabernacle qui nous cache l’hostie qui contient, dans son immobilité féconde, tout le mystère du Christ et de l’Église.
Commentaire musical
Les graduels du 7ème mode sont beaux et originaux, et celui-ci ne fait pas exception, loin de là. L’enthousiasme et le sérieux, presque la gravité, l’admiration recueillie aussi, se fondent heureusement en une mélodie ornée qui parcourt toute la gamme, depuis le Sol grave jusqu’au Sol aigu, donc bien dans le registre du 7ème mode. Le corps du graduel et le verset sont tous les deux composés chacun de deux phrases musicales, ce qui donne à la pièce un caractère bien équilibré. Entrons dans le détail de l’interprétation.
L’intonation est très belle, très majestueuse. Elle procède par degrés conjoints, aussi bien dans sa montée régulière du Sol au Ré que dans sa retombée jusqu’au Sol. Il s’agit donc d’un bel arc roman, qui respire le calme. On doit partir piano mais de façon légère, et monter doucement et en crescendo jusqu’au Ré qu’il convient de cueillir au sommet en l’épanouissant un peu, avant de laisser la mélodie redescendre. On peut voir là déjà toute l’admiration émue et la confiance de l’Église qui regarde son Seigneur et le contemple éperdument, avec des yeux pleins d’amour. La mélodie se maintient quelque peu au grave sur omnium, avant de commencer à se soulever de façon très significative sur les mots in te sperant. Le premier intervalle de quarte sur in, l’affirmation du pronom personnel te, l’accent bien posé et bien ferme de sperant, tout cela donne un caractère un peu solennel à ce début dont l’émotion apparaît encore contenue, mais plus pour longtemps. En effet, le nom du Seigneur, Domine, va être revêtu de la première envolée mélodique de la pièce et elle est très belle. C’est un acte de louange, d’admiration, d’amour, qui se déploie en une sorte de vague puissante et douce à la fois, du Ré jusqu’au Sol aigu, avant de retomber avec calme sur la cadence en Ré. Passage très beau et l’on peut remarquer combien durant toute cette première phrase, le texte et la mélodie s’accordent admirablement.
La deuxième phrase bénéficie d’emblée de la hauteur mélodique acquise à la fin de la première. Un bel élan caractérise le pronom personnel tu. Toutefois cet élan ne se prolonge pas, et même il se restreint sensiblement sur le mot illis qui nous ramène sur une cadence en Si naturel, dans une atmosphère de 3ème ou 4ème mode, plus intérieur. Et après un bel élan assez large sur l’attaque de escam, la mélodie plonge à nouveau vers le grave, jusqu’au Sol, pour se maintenir dans cette gravité jusqu’à la fin de in tempore. Ce n’est qu’avec l’évocation de l’attention de la Providence qui se traduit dans le mot opportuno, qu’un nouvel élan d’admiration se fait sentir, très léger, même sur les notes longues, et jusqu’au bout de la phrase. L’âme contemple l’a propos quasi miraculeux de l’intervention divine dans la Création, intervention si bien réglée, dans la régularité des saisons comme dans la croissance des semences ou le déploiement de la vie dans le sein d’une femme. Tout se fait à son heure, in tempore opportuno, lentement mais sûrement et comme infailliblement, dans le mystère imperceptible de l’être qui croît jusqu’à maturité.
Le verset va renchérir sur cette dernière impression de confiance en la Providence divine. Il va même insister sur l’absolue dépendance qui est la nôtre à l’égard de l’action divine. Et cette dépendance suscite un abandon qui se traduit par la très longue vocalise de aperis. L’âme est comme bercée par la certitude de la bonté de Dieu à son égard. La belle succession, très légère, des élans et des repos, au début de la phrase, donne vraiment l’impression d’un grand bonheur et d’une confiance totale. L’âme contemple la main de son Dieu, elle sait que de cette main bénie et ouverte ne peut venir que la bénédiction. Alors elle chante, se laissant même emporter par sa louange. La finale de aperis doit en effet être donnée en accelerando et en crescendo, juste avant la belle extase mélodique de manum qui reprend d’ailleurs le motif de Domine dans le corps du graduel. Quant au traitement de l’adjectif possessif tuam, il est tout simplement merveilleux, avec son bel accent bien ferme et surtout sa finale plongeant au grave puis remontant d’abord largement puis très légèrement vers la cadence à l’aigu, sur le Ré, mélodie ravissante et toute pleine d’amour et de confiance.
La dernière phrase, plus modeste, paradoxalement pour décrire la plénitude (imples) des dons divins à l’égard des créatures, sera menée avec légèreté, surtout sur la finale de imples, très fluide. Un dernier et magnifique élan, bien préparé sur le long mot benedictione, dont la mélodie reprend de façon bien suggestive celle du mot opportuno,nous conduit à la cadence finale qui est exactement la même que celle du corps du graduel, comme pour nous dire que la bénédiction divine, dernière idée de la pièce, nous arrive à son heure in tempore opportuno. L’ultime bénédiction de Dieu, ce sera la plénitude de l’éternité dont l’Eucharistie et tous les autres bienfaits terrestres de Dieu sont pour nous le gage et l’avant-goût.