On espérait pour le centenaire de Verdun une commémoration digne du sacrifice des officiers et des poilus qui ont donné leurs vies dans cette grande bataille. La chorégraphie de Volker Schlöndorff, au-delà de la profanation, révèle un trait profond de notre société : « La fête est la force motrice du monde ».
Selon Philippe Muray, à qui l’on doit l’excellente définition de l’homo festivus, « la fête est la force motrice du monde » (1) dans lequel nous vivons. Quelques esprits chagrins diront même qu’elle est caractéristique des temps de décadence. Une chose est sûre, on fait la fête pour tout et pour rien, pour célébrer la réussite aux examens, un avancement professionnel, des retrouvailles avec des amis que l’on n’a pas vu depuis une semaine, pour des victoires politiques, pour protester contre le terrorisme, parce qu’on a retrouvé son chat ou sa bonne humeur, et puis aussi, souvent, juste pour faire la fête. Les méthodes postmodernes d’action politique (happenings, sittings, flashmobs) [2] sont également conçues sur un mode festif. C’est ainsi qu’elles plaisent aux participants qui rentrent chez eux heureux du devoir accompli au motif percutant que c’était « sympa ». Ce caractère festif imprègne les mentalités à un point tel qu’il devient un argument publicitaire indispensable pour les évènements a priori sérieux. Ainsi, « danser et faire la fête », « exploser de joie » sont au programme des prochaines JMJ, nous disent des sites pourtant réputés sages et réfléchis. Cet esprit festif s’appuie sur deux tendances lourdes qui envahissent les médias et l’esprit public : le jeunisme et le bougisme, véritables icônes du règne de l’infantilisme intégral.
L’actualité récente nous a appris que même la célébration du centenaire de la bataille de Verdun, qui a fait 300 000 morts, était une excellente occasion de festivisme jeunique et bougiste. Pour y parvenir, il fallait un chanteur à la hauteur de l’évènement. Les autorités publiques se tournèrent alors vers Black M. On se demande ce que pouvait bien faire à Verdun un chanteur qui traîne notre pays dans la boue (« conne de France ») et traite les Français de « kouffars » (mécréants). Quelle explication donner ? L’entretien accordé par le chanteur au journal L’Est républicain (édition du 9 mai dernier) nous apprend beaucoup sur les raisons de ce choix. Selon le journaliste, « l’Elysée a voulu un rendez-vous populaire et tourné vers la jeunesse. C’est donc le rappeur Black M issu du groupe Sexion d’Assaut et très en vogue notamment auprès des ados qui assurera la soirée-concert gratuite du 29 mai ». L’objectif poursuivi devient plus clair. Il s’agit donc de plaire aux ados et non de rendre hommage aux victimes des combats.
Divertir des ados…
On y apprend aussi que le prochain album solo de Black M s’intitulera Éternel insatisfait, dont il devait interpréter l’un des titres à Verdun. Tout un programme pour divertir les ados sur le site de Verdun… Quant à l’« artiste », il envisageait ce concert de la manière suivante : « On n’est pas dans les calculs, on y va au feeling sur scène. Si le public est chaud, on donnera tout ». Enfin le clou de l’entretien réside dans la réponse à la question du journaliste faisant état de la surprise de beaucoup d’internautes à l’annonce de ce concert : « Je leur réponds tout simplement de venir participer au concert et je pense qu’ils ne vont pas regretter. Je les invite à venir me voir, qu’ils aiment ou pas ma musique, on va s’amuser ». L’aveu est presque désarmant de sincérité. Black M voulait chanter à Verdun pour faire la fête avec un public d’ados. Il a été choisi avant tout pour cette raison-là.
Mais voilà, patatras, il reste encore des Français enracinés dans la terre réelle, charnelle, rougie de sang et témoin de tant de souffrances et de sacrifices. Ils réagirent pour sauver l’honneur de nos valeureux soldats : « Halte là, on ne passe pas !… ». L’annulation du concert festif permettait de crier victoire. Et, à leur tour, du fond de leur tombe, les poilus pouvaient se réjouir : « Nos enfants, dans un élan sublime, se sont dressés » (3).
L’idéologie de la festivité obligatoire
Victoire de courte durée, car c’était sans compter sur la puissance militante de l’idéologie de la festivité obligatoire. À Verdun, aujourd’hui, la morgue et l’arrogance proviennent du plus haut niveau de l’État français pour bafouer le devoir de piété. Si, selon les mots de notre Président, les terribles pressions de l’« extrême droite » ont réussi à annuler le concert de Black M, il reste une ultime cartouche, celle de la chorégraphie de Volker Schlöndorff. Pour combler l’homo festivus, tous les ingrédients étaient rassemblés : le jeunisme et le bougisme, la « musique » primaire ; 3 400 jeunes, garçons et filles bien évidemment, courant sur les tombes des soldats tombés au champ d’honneur. Pas un geste de recueillement, pas une parole de piété, rien. En revanche des déhanchements rythmés, des propos sibyllins quoique significatifs (« on est jeune, wir sind da, on reste »), et pour terminer des applaudissements et des sourires d’autosatisfaction.
Marcher sur les tombes de nos soldats, c’est sortir de l’histoire. L’homo festivus ne peut admettre une dette qui l’obligerait au devoir de piété et à l’honneur de la transmission. Pour ne rien avoir à transmettre, il convient de nier toute dette en piétinant les tombes comme autant d’antiquités récalcitrantes au festivisme. Le centenaire de Verdun fournissait pourtant une belle occasion de célébrer ce que notre époque a perdu : le sens du sacrifice pour la patrie et le don de soi. C’est justement ce que l’on veut effacer en opérant une subversion de la portée symbolique d’un fait historique majeur, la bataille de Verdun.
Scandalisées par un tel outrage qui demande réparation, les âmes françaises pétries d’amour filial et de reconnaissance se recueillent et tendent l’oreille. Elles entendent alors le chant des vainqueurs de Verdun. Piétinés par le festivisme, les soldats poussent « un cri que portent là-bas les échos des bords de la Meuse (…) fuyez barbares et laquais,/C’est ici la porte de France, et vous ne passerez jamais » (4) !
1. Festivus, Festivus, conversations avec Élisabeth Levy, Flammarion, 2008, p. 26. Philippe Muray est mort en 2006.
2. Happening : de l’anglais « to happen » (se produire) désigne une représentation, un évènement à visée artistique. Sitting : de l’anglais « sit in » (s’asseoir sur) désigne une manifestation assise, souvent sur la voie publique. Flashmob, anglicisme : mobilisation éclair.
3. Extrait de la chanson de 1916, Verdun, on ne passe pas !
4. Ibid.
Pour mieux comprendre le sacrifice de nos aïeuls, lire nos deux hors-série : 1914, l’Église face à la guerre, 64 p., 7 € (+ 2 € de frais de port) et 1916 Des catholiques pendant la Grande Guerre, 68 p., 7 € (+ 2 € de frais de port) ou 14 € les deux.