« Alléluia, vous êtes toute belle, ô Marie, et la tache originelle n’est pas en vous. » (Cantique des cantiques, 4, 7)
Commentaire spirituel
La série des alléluias grégoriens, tout au long de l’année liturgique, va nous habituer progressivement à considérer des textes très sobres admirablement mis en musique par des compositeurs de génie. La richesse de l’alléluia étant surtout musicale, et contenue principalement dans le jubilus qui orne le mot « alléluia », le texte même qui sert de verset est souvent très simple et constitué d’une seule phrase qui va au cœur du mystère célébré.
C’est vraiment le cas ici. Le verset de notre alléluia est emprunté au Cantique des cantiques, ce poème de l’amour nuptial qui s’applique indissociablement à l’amour conjugal et à l’amour qui unit Dieu à l’humanité tout entière. C’est un texte de facture très orientale plein d’images très évocatrices qui exalte la relation idyllique entre un homme et une femme. Les symboles sont nombreux et pleins de poésie : le jardin, avec ses fleurs les plus embaumées et ses fruits les plus délicieux, les lis, les grenades, les grappes de raisin, les mandragores ; ou encore, le lait, le miel, les parfums, l’encens, l’eau de la fontaine ou le puits qui désaltère.
Toutes ces réalités naturelles servent à dépeindre la plus belle des réalités créées. Il n’y a pas d’ombre au tableau, sinon celle de l’inquiétude que provoque l’amour lui-même, inquiétude dépassée dès que les amants sont en présence l’un de l’autre. La vérité qui éclate aux yeux du lecteur du Cantique, c’est vraiment la beauté de cet amour humain vécu dans une union qui caractérise tout l’être des époux, leur âme aussi bien que leur corps, toute la vie de ces deux créatures que Dieu a faites l’une pour l’autre afin de s’accomplir pleinement, autant qu’il est possible ici-bas.
Et cet amour chante tout particulièrement l’émerveillement réciproque des deux époux devant leurs charmes respectifs. Or le verset de notre alléluia applique de façon assez osée un de ces chants extatiques de l’époux à la beauté de la Vierge Marie : « tu es toute belle, mon amie, et il n’y a pas de défaut en toi ». Le compositeur a simplement remplacé le mot « amie » par le prénom de « Marie » et il a ajouté le qualificatif « originel » au substantif « défaut ».
Ce faisant, il transforme doublement le sens du texte : d’une part il le personnalise, et d’autre part il le spiritualise. Le Cantique des cantiques a d’ailleurs été interprété par toute la tradition, tant juive que chrétienne, dans un sens spirituel qui ne nie pas pour autant la réalité humaine et même physique de son sens littéral, mais qui a évité à ce texte très réaliste d’attiser les mauvais instincts. On a vu dans la description de cet amour l’union du Christ et de l’Église, l’union de l’âme avec Dieu, ou encore l’union de l’Esprit-Saint avec la Vierge Marie, et même, chez saint Bernard, l’union du Christ avec Marie.
C’est ainsi que l’on rejoint le verset de notre alléluia. La liturgie se montre ici interprète de la Sainte Écriture et elle nous montre dans quel sens justement on peut et on doit même comprendre le texte sacré. Car à travers cette application à Marie, c’est la relation de toute âme avec Dieu qui peut être considérée, et plus précisément dans la dimension salvifique de cette relation. Toute l’Écriture ne se lit finalement que dans une perspective de Salut.
C’est cette perspective qui fait que la Bible n’est pas un livre comme les autres. Les vérités, naturelles ou surnaturelles, les beautés, même les plus humaines qui y sont contenues, sont toutes rapportées à ce grand thème du salut de l’homme par Dieu.
Alors qui est le chanteur de ce verset d’alléluia, en définitive ? Il s’agit de Dieu lui-même, d’abord, et de chacune des personnes divines qui considèrent Marie comme le joyau de la création, ou le chef- d’œuvre de la Rédemption, ou encore la merveille du monde spirituel.
Mais c’est aussi bien sûr le chant de l’Église, le chant de la Communauté qui loue la beauté parfaite de la Vierge, l’une d’entre nous. Marie est vraiment toute belle, elle l’est dans son corps et dans son âme, belle d’une beauté sans tache. L’ajout de l’adjectif « originel » nous oriente vers la raison profonde de cette beauté qui est liée au mystère du Salut : la sainte Vierge n’étant pas marquée par le péché, elle n’en subit aucune des conséquences.
Il n’y a qu’une laideur, au fond, c’est celle du péché. Toutes les autres laideurs sont issues de cette séparation, de cette coupure d’avec la source unique de la beauté. Marie est demeurée toute unie à cette source, elle y a toujours puisée, elle est, selon la belle formule de Claudel, la femme dans la grâce enfin restituée. Notre alléluia loue le Seigneur, c’est son sens premier, mais il enveloppe dans cette louange la plus belle de ses créatures, qu’il nous montre comme ayant, par sa pureté même, ses entrées dans le monde de Dieu.
Marie est fille du Père, mère du Fils, Épouse de l’Esprit-Saint à un titre vraiment exceptionnel. Et c’est tout cela qui est la raison de sa beauté incomparable. Et Marie est aussi belle pour nous, elle est pour nous le modèle de l’œuvre de Dieu réussie.
Commentaire musical
La mélodie paisible de ce 1er mode provient d’un manuscrit aquitain du XIème siècle et elle a été adaptée au texte par dom Pothier, moine de Solesmes qui est le compositeur de toute la messe de l’Immaculée Conception. Cette messe est une vraie réussite et l’alléluia tout spécialement.
Nous sommes en présence d’une mélodie qui unit, dans sa ligne pure aux belles voûtes rondes, les deux sentiments qui émanent du mystère célébré : l’admiration et la douceur. Le jubilus de l’alléluia est très expressif de ces deux sentiments. Aux élans d’émerveillement successifs qui conduisent le chant vers les notes supérieures et demeurent comme suspendus dans une sorte d’extase, succède une courbe parfaite, légère et grave, toujours la même, pleine de recueillement et d’intimité, qui exprime au mieux le mouvement d’intériorisation propre au chant grégorien.
L’ordonnance ternaire de ces envols sereins et de cette retombée unique suggère une interprétation trinitaire de ce chant de louange, comme si l’Église, en contemplant le privilège insigne, entendait manifester l’adoration de la Vierge, cette créature toute humble, accueillant sa grâce singulière de l’action de chacune des trois personnes divines.
Il est significatif que cette mélodie culmine sur le deuxième élan, comme pour montrer que l’Immaculée Conception place Marie dans une relation toute particulière avec la deuxième personne de la Sainte Trinité. C’est du grand art et pourtant c’est tout simple et délicat. Chantons dans le plus absolu legato et avec beaucoup de légèreté ce jubilus d’alléluia sans éclat mais plein d’amour et de vie.
Le verset n’est pas moins beau que l’alléluia. C’est une mélodie très intime, très paisible qui traduit bien la ferveur de l’amour en même temps que celle de l’admiration. On le sent d’emblée, dès l’attaque du mot tota qui commence au grave et piano. Ce mot est déjà enveloppé avec son appui initial et son épanouissement au sommet mélodique sur l’épisème horizontal. Il forme une très belle courbe qui se conclut par un petit rebond délicat juste avant la déposition douce de la finale.
Ce balancement tout simple est plein de douceur mais déjà aussi de ferveur et d’élan intérieur. Puis cet élan se manifeste davantage sur pulchra dont la mélodie s’élève jusqu’au La, dominante du 1er mode, touche le Sib avec sa nuance de tendresse si heureuse ici, et se prolonge de part et d’autre de la dominante en faisant sentir un léger crescendo, avant de se poser sur cette corde en une cadence qui reproduit à la quinte la formule mélodique de la finale de tota. Cette mélodie très douce nous fait baigner dans une harmonie qui convient bien au mystère de la pureté de la Vierge, elle nous en fait goûter quelque chose.
Puis on prononce le nom de Marie et là encore l’adaptation au texte est une réussite. La mélodie revient sagement mais non sans chaleur vers les notes graves de la quinte du 1er mode. Aucune exaltation dans la louange, tout revient à l’intérieur. On peut prendre le mot Maria avec ferveur, même si la première syllabe n’est pas accentuée. Puis toute la vocalise se déroule dans un grand legato plein de complaisance.
À part un seul intervalle de tierce, toute cette formule procède par degrés conjoints, donc de manière très liée. Ainsi s’achève cette première phrase qui a atteint son sommet sur pulchra et forme une courbe très régulière qui part du Ré et y revient dans la paix la plus absolue.
La deuxième phrase commence à l’aigu et de façon un peu soudaine, mais sans brusquerie, par un cri d’admiration qui convient très bien au texte. Le sommet mélodique de toute cette pièce est associé de façon très significative au mot macula qui exprime la laideur issue du péché. Marie a été préservée de cette laideur et c’est cela qui provoque le cri d’admiration qui n’est pas sans évoquer celui du premier homme devant la première femme. Comme Marie, Ève était immaculée, sans tache, elle était belle. Mais la beauté de Marie l’emporte de beaucoup sur celle d’Ève car le péché n’a jamais eu et n’aura jamais d’emprise sur elle.
Notre chant peut s’élever alors, tout rempli d’une admiration sans bornes devant cette merveille de la nature et de la grâce. C’est vraiment très beau ce mouvement aérien de macula qui ne nous fait pas contempler le mal mais au contraire le bien, la beauté, la pureté. Les deux formules ternaires qui ornent ce mot nous invitent à le donner dans un tempo assez large, après un petit et au contraire tout en légèreté et en élan.
Et la longue et fluide vocalise suivante de originalis va nous ramener doucement au grave, non sans avoir pris le temps de nous faire longuement contempler le grand mystère du péché et plus encore celui de l’Immaculée qui en est exempte. Tout ce passage doit être mené dans un très grand legato, mais aussi avec beaucoup de vie. Les ondulations descendantes et remontantes sont très propices à la méditation. C’est comme un long regard qui se pose sur une réalité, plus encore sur une personne digne de la plus respectueuse vénération.
Cette très belle vocalise nous ramène ainsi au jubilus de l’alléluia qui reprend ses droits sur les mots non est in te. L’adaptation est très réussie puisqu’elle nous conduit jusqu’au petit te final, ce pronom personnel qui nous fait nous adresser directement à Marie. La déposition de ce te doit être faite avec une légère retenue qui est celle du respect et de l’émerveillement. On peut faire passer tout notre amour dans ce tutoiement latin plein de tendresse.
N’oublions pas que si c’est l’Église qui s’adresse ainsi à sa Mère, à son modèle, c’est aussi un chant qui peut être placé sur les lèvres du Christ, c’est aussi le chant de Dieu devant son chef-d’œuvre. La Trinité tout entière et la Création s’unissent dans une même louange à Marie, et l’humilité de celle-ci transparaît dans cette ligne mélodique si pure et si paisible. Nulle trace d’amour propre, nulle tache en celle qui est louée universellement. Marie est toute belle.
Pour écouter :
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