Le Rorate Cæli est un poème du début du XVIIème siècle, écrit par un prêtre Oratorien, le Père Bourget. De- venue trèspopulaire, cette prose qui ne fait donc pas partie du fonds ancien du répertoire grégorien, était chantée dans les paroisses, etaujourd’hui encore elle touche les cœurs par sa beauté expressive qui convient particulièrement au temps liturgique de l’Avent,et qui nous prépare si bien à la célébration du mystère de Noël. Dans les monastères, le Rorate cæli est chanté désormais au salut du Saint Sacrement, après les vêpres dominicales.
Le texte de ce poème reprend celui du beau chant d’entrée du quatrième dimanche de l’Avent qu’il utilise comme refrain : Rorate Cæli desuper et nubes pluant Justum (Cieux répandez votre rosée, que des nuées descende le Juste, (c’est-à-dire leSauveur).
La référence scripturaire de cet introït et de cette prose, c’est le prophète Isaïe, qui est tout spécialement mis à l’honneur pendanttout le temps de l’Avent. Isaïe est par excellence le prophète de l’Emmanuel, le prophète du Dieu qui vient à notre rencontre, leprophète de la consolation promise par Dieu à Israël.
Le chant du Rorate Cæli est donc composé d’un refrain et de quatre longs versets qui s’inspirent largement mais librement deplusieurs textes d’Isaïe. Le poète, en effet, s’est comme évadé, libéré de la littéralité du texte sacré, tout en s’en inspirant profondément, mais en laissant également passage à l’Esprit Saint, ce qui donne au final une œuvre originale de toute beauté,relevée encore par la pure merveille de sa mélodie.
Ce chant nous parle au cœur puisqu’il parle du salut, puisqu’il parle de Dieu qui nous sauve, puisqu’il nous parle aussi dumystère du péché et de la souffrance qui nous touche tous, puisqu’il nous parle de l’exil d’ici bas et de la nostalgie d’unbonheur sans fin qui nous est promis, puisqu’il nous parle d’amour, cet amour passionné que Dieu ressent envers nous, nous qui sommes représentés dans le texte par Sion, la ville bien- aimée, comparée à une épouse, l’épouse de Dieu lui-même.
Il peut être bon et nourrissant pour nos âmes, en cette période de l’Avent, de relire quelques passages du prophète Isaïe quinous parlent de cet amour conjugal du Seigneur à notre égard, amour qui va se concrétiser dans la venue du Fils de Dieu dans lachair, par le ministère virginal et maternel de Marie.
Voilà ce que dit Isaïe au chapitre 62, versets 3 à 5 : « Tu seras une couronne brillante dans la main du Sei- gneur, un diadèmeroyal entre les doigts de ton Dieu. On ne te dira plus : Délaissée ! À ton pays, nul ne dira : Désolation ! Toi, tu seras appeléeMa Préférence, cette terre se nommera L’Épousée. Car le Seigneur t’a préférée, et cette terre deviendra L’Épousée. Comme un jeune homme épouse une vierge, ton Bâtisseur t’épousera. Comme la jeune mariée fait la joie de son mari, tu seras la joie deton Dieu. »
L’auteur du Rorate Cæli est donc tout pénétré de cette beauté lumineuse des textes d’Isaïe, qu’il ne se borne pas à citer mot à mot, mais qu’il vit littéralement, dans l’ardeur de sa vie spirituelle, de sa propre expérience mystique. Et il nous invite à vivre ànotre tour cette expérience du salut qui vient toucher notre existence dans l’acte même de notre chant s’élevant vers Dieu.
On peut maintenant proposer une traduction de ce texte magnifique :
Refrain
Et d’abord le refrain : « Cieux répandez votre rosée, que des nuées descende le Juste » (Isaïe 45, 8).
Il est à noter que ce qui semble de prime abord être une prière ardente du Peuple de Dieu est en fait un ordre du Seigneur lui-même dans le texte du prophète : « Je suis le Seigneur, il n’en est pas d’autre : je façonne la lumière et je crée les ténèbres, je fais la paix et je crée le malheur. C’est moi, le Seigneur, qui fais tout cela. Cieux, distillez d’en haut votre rosée, que, des nuages, pleuve la justice, que la terre s’ouvre, produise le salut, et qu’alors germe aussi la justice. Moi, le Seigneur, je crée tout cela. »
Et cet ordre de Dieu s’adressant à sa création, devient pour nous une promesse, une promesse que l’Église, dans sa liturgie, etdonc dans nos âmes, a su transposer dans le domaine du salut. La rosée qui vient des cieux, c’est alors le Messie lui-même,ou si l’on préfère la Vierge Marie devenue mère ; et la justice (le texte latin porte le juste, et le juste dans l’ancien Testament, c’est le saint) c’est sûrement le Christ, le fils de Marie qui est aussi le Fils bien-aimé du Père, le Sauveur.
Au fond, on peut penser que ce refrain, c’est en réalité la réponse divine à chacune des demandes exprimées dans les trois premières strophes(on verra que la qua- trième strophe fait aussi parler le Seigneur.)
Il est vrai que la mélodie de roráte monte vers le ciel comme une prière. Les deux interprétations se complètent admirablement : notre prière rejoint l’intention divine de commander la descente du Verbe dans notre chair pour nous sauver du péché. Et de fait la mélodie redescend alors du sommet (le Ré aigu) comme pour par- courir la distance infinie qui sépare lemonde de Dieu de notre pauvre terre, jusqu’au Ré grave sur justum qui désigne le Verbe Incarné, Jésus, fils de l’humbleMarie.
Première strophe
Voyons maintenant la première strophe :
Traduction : « Ne t’irrite pas Seigneur, ne garde pas le souvenir de nos péchés. Voici que la cité du Saint (c’est-à-dire Dieu qui réside dans le sanctuaire) est devenue déserte, Sion est devenue déserte, Jérusalem une désolation, elle qui était ta maison, le séjour de ta sainteté et de ta gloire, où nos pères ont chanté tes louanges. »
La référence, ici, de ce texte douloureux qui ressemble à une lamentation, c’est Isaïe 64, versets 8 à 10, et le texte du prophètes’achève ainsi : « Peux-tu rester insensible à cela, Seigneur, te taire et nous humilier à l’excès ? »
Sion, dans l’inteprétation qu’en fait la liturgie, c’est tantôt l’Église, tantôt la Vierge Marie, tantôt notre âme elle-même. En cettepériode trouble que nous traversons à bien des points de vue, dans la société comme dans l’Église, et dans les difficultés denotre vie spirituelle, nous pouvons nous appliquer ces versets poignants, demander pardon pour les péchés, les fautes quenous voyons en nous ou autour de nous.
Au plan mélodique, les quatre strophes sont bâties sur le même modèle : il s’agit d’un simple récitatif qui monte du Fa initialpour aller s’accrocher d’abord sur le La, non sans faire entendre régulièrement le Sib, donc un demi-ton plein de tendresse etde supplication. Puis la mélodie monte jusqu’au Do à partir du La, et le récitatif devient alors plus intense et se charge d’unebelle émotion : c’est le sommet de chaque strophe qui va toucher le Ré aigu, précisément ce Ré d’où descend la mélodie de cælidans le refrain : notre prière ardente touche le ciel qui répond par la descente du Verbe.
Un apaisement se produit alors, et lastrophe, sans cesser d’être une prière douloureuse, revient au La et finit par se poser dans la paix et la confiance, sur le Régrave qui correspond à celui de la finale du refrain : notre prière est exaucée dans la venue du Juste, Jésus, fils de Marie. Ces strophes si expressives dans leur simplicité quasi syllabique, sont donc pleines de sens jusque dans leur agencementmélodique.
Deuxième strophe
Voyons maintenant la deuxième strophe :
Traduction : « Nous avons péché et nous sommes devenus comme l’immondice, et tous nous sommes tombés comme des feuilles mortes. Et nos fautes, comme un ouragan, nous ont emportés. Tu nous as caché ton vi- sage, et tu nous as brisés par la mainmême de nos iniquités. »
C’est la strophe la plus consternante, celle qui décrit notre situation morale de pécheurs en des termes vi- goureux. Prendreconscience de son péché, mais sans jamais désespérer, c’est une grâce, c’est même la grâce de l’aurore du salut.
La référence scripturaire de cette strophe, c’est encore Isaïe, bien sûr, et c’est encore le chapitre 64, mais le compositeur estremonté plus haut dans le texte sacré qu’il cite toujours librement, pour y puiser ces mots douloureux, empruntés aux versets4 à 6 :
« Tu étais irrité, mais nous avons encore péché, et nous nous sommes égarés. Tous, nous étions comme des gens impurs, ettous nos actes justes n’étaient que linges souillés. Tous, nous étions desséchés comme des feuilles, et nos fautes, comme levent, nous emportaient. Personne n’invoque plus ton nom, nul ne se réveille pour prendre appui sur toi. Car tu nous ascaché ton visage, tu nous as livrés au pouvoir de nos fautes.
La plus grande souffrance, et c’est bien celle de notre époque, c’est d’être privée de la vue du visage de Dieu, c’est-à-dire, de se heurter au silence du Seigneur qui s’est retiré devant notre impénitence. Perdre de vue le visage d’amour de Dieu dans notre vie, c’est synonyme de péché, et c’est s’égarer et être livré au triste pouvoir de ses fautes. Notre monde qui ne veut plus de Dieu vit cette pénible expérience. Avec la fin de cette strophe, on peut dire que nous sommes au plusprofond de la misère humaine.
Troisième strophe
Vient alors la troisième strophe qui est celle de la prière de supplication :
Traduction : « Vois Seigneur l’abattement de ton peuple et envoie celui qui doit être envoyé. Envoie l’Agneau, souverain de l’univers, qu’il vienne du rocher du désert vers la montagne de la fille de Sion, afin qu’il ôte le joug de notre captivité. »
Le cœur de cette strophe, c’est la demande de l’envoi de l’Agneau, et là encore le texte de référence est celui d’Isaïe, au chapitre 16, verset 1 :
« Envoyez au maître du pays un agneau, depuis La Roche au désert, vers la montagne de la fille de Sion. »
Le compositeur a introduit au début de sa strophe la parole du Seigneur s’adressant à Moïse au début du livre de l’Exode(chapitre 3, versets 7 et 8) qu’il transcrit sous forme de prière en la faisant devenir notre propre cri de détresse :
« Le Seigneur dit : « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups dessurveillants. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de cepays vers un beau et vaste pays, vers un pays, ruisselant de lait et de miel. »
L’envoyé de Dieu sera Moïse, mais Moïse n’est que l’annonciateur du véritable envoyé, le Fils qui viendra nous sauver,l’Agneau de Dieu qui sera immolé pour nos péchés et qui viendra ôter de nos épaules le joug de la captivité. L’image du joug est très présente dans l’Ancien Testament, et elle désigne toujours une forme d’esclavage. Jésus la reprendra pour montrercombien son joug à lui, à l’inverse de celui du péché, est doux à porter et libérateur pour celui qui le porte (Matthieu, 11, 29) :
« Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme. »
Quatrième strophe :
Traduction : « Console-toi, console-toi, mon peuple, bientôt viendra ton salut. Pourquoi te laisses-tu consumer par la tristesse, parce que la douleur se renouvelle en toi ? Oh mais je te sauverai, ne crains pas. Je suis le Seigneur, ton Dieu, le Saint d’Israël, ton sauveur. »
C’est la réponse du Seigneur à la demande ardente de son peuple, contenue dans les trois premières strophes, et cette réponsen’est pas moins ardente que la demande. Il y a dans ce texte, à lui seul, une intensité poignante, une tendresse bouleversante. Et c’est ici aussi que la mélodie vient épouser au mieux ce texte pour lui donner un surcroît merveilleuxd’intensité, de proximité amoureuse, de confiance absolue, au sein de la plus entière désolation intime.
À travers ce chant, le Seigneur se penche sur toute souffrance humaine, il lui donne un sens, une issue, dans l’amour brûlant qu’il éprouve pour ses créatures. C’est par excellence le chant de la consolation.
La référence scripturaire est précisément le début du chapitre 40 du prophète Isaïe que l’on appelle justement le livre dela Consolation, parce qu’il commence par ces mots qu’a repris le compositeur :
« Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu, parlez au cœur de Jérusalem. »
Le reste de cette strophe est une compilation de différents mots tous empruntés toujours au prophète Isaïe, mais épars dans sonlivre. Par exemple, Isaïe, 41, 14 :
« Ne crains pas (noli timere), Jacob, pauvre vermisseau, Israël, pauvre mortel. Je viens à ton aide (salvabo te), oracle duSeigneur ; ton rédempteur, c’est le Saint d’Israël. »
Ou encore Isaïe, 51, 14-15 :
« Bientôt il viendra (cito véniet), le prostré sera libéré, il ne mourra pas dans un cachot, et le pain ne lui manquera pas ! Moi, je suis le Seigneur, ton Dieu. »
Ce chant de l’Avent est un chant de désir, un chant qui est tout chargé de l’attente de l’humanité, cette attente qui s’exprime à travers les nombreux « Viens », « Viens Seigneur Jésus », de la liturgie de l’Avent. « Viens », nous sommes tous des mendiants de joie et de bonheur, des pauvres qui ont besoin d’aimer et d’être aimés, des êtres assoiffés d’éternité et d’infini.
Dieu vient combler cet abîme et le déborder de toutes parts, par son amour, sa folie d’amour pour nous, qui le pousse hors de lui-même, le force à quitter l’éclat de sa lumière dans sa vie divine et à descendre jusque dans la région des ténèbres où nousvivons, pour nous éclairer, nous réchauffer, nous transformer au contact de ce feu d’amour qui nous touche.
Il y a tout cela dans le petit enfant de la crèche, petit être abandonné et sans défense dans la jungle de l’humanité, mais fort d’un amour qui ira combattre nos résistances et nos haines jusque sur la croix. Cette rosée si délicate qui est venue rafraîchir notre humanité desséchée, c’est la Vierge Marie qui l’a demandée et obtenue pour nous.
Ce chant est profondément marial. Il nous parle aussi dupéché, cette notion que l’on néglige tant dans nos vies aujourd’hui. Se reconnaître pécheur, c’est accéder au sens renouvelé de Dieu et de son amour, c’est appeler sur soi la miséricorde, c’est obliger Dieu à être ce qu’il est, un Dieu de bonté, un Dieu quise penche, un Dieu qui se donne et qui donne tout avec lui, le salut, le bonheur, l’amour.
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