Le texte de thibaud Collin que nous publions aujourd’hui s’inscrit dans un dossier consacré au démontage du livre Sodoma de Frédéric Martel. Vous pourrez retrouver ce dossier dans notre prochain numéro. Le livre du journaliste homosexuel Frédéric Martel se base sur quatre ans d’enquête au Vatican, période lors de laquelle l’auteur aurait constaté une présence majoritaire de prélats homosexuels. Les premières incohérences du livre avaient été relevées par Jeanne Smits dans un article accessible sur notre site.
Une attitude théologale : voilà ce qu’exige la lecture extrêmement éprouvante du livre de Frédéric Martel qui se présente comme une enquête sur l’omniprésence de l’homosexualité au Vatican. Certes nous connaissions le message attribué à la Vierge Marie par Mélanie Calvat à La Salette (1846). « Les prêtres sont devenus des cloaques d’impureté ». Certes nous avions entendu le cri du cardinal Ratzinger lors de la Via crucis au Colisée (2005) : « Que de souillures dans l’Église, et particulièrement parmi ceux qui, dans le sacerdoce, devraient lui appartenir totalement ! ». (1) Mais en refermant cet ouvrage de 632 pages, fruit d’une enquête de quatre ans fondée sur une multitude d’entretiens avec de nombreux cardinaux, évêques et prêtres, seuls des actes réitérés de foi et d’espérance permettent de supporter le choc. En entrant dans l’analyse de ce livre pour comprendre de quoi il est le signe, prions pour le salut éternel de tous les prêtres infidèles à leur vocation.
Sodoma est à comprendre comme un gigantesque «outing» (2) de la Curie romaine ; ou un «coming out» (3) collectif tant il est basé sur des confidences, des ragots, des règlements de compte et autres rumeurs issus de celle-ci. Le sexe, le pouvoir et l’argent forment les matériaux de ce récit. « Rien de nouveau sous le soleil » (Ecclésiaste 1, 9), pourrait-on dire mais ce serait rester à la surface de ce qui se joue dans une telle entreprise éditoriale. En effet, ce livre est hybride. Il est à la fois une enquête journalistique sur les mœurs d’une communauté humaine, en l’occurrence les hauts prélats de l’Église catholique. Mais il est aussi un essai développant une thèse de nature anthropologique et morale. Son erreur de méthode est qu’il s’appuie sur le premier point (le reportage) pour déterminer le second (la doctrine) ; c’est une confusion des ordres. Il s’agit donc de saisir quelle est l’origine de cette confusion et surtout en quoi elle offre la clef d’interprétation de cette tentative de subversion.
S’appuyant sur de nombreux témoignages, l’auteur cherche à établir que les cardinaux et les évêques de la Curie sont en majorité homosexuels. Par induction, il conclut à l’existence d’un système fondé sur l’hypocrisie. Celle-ci est donc de nature personnelle et institutionnelle. Martel, lui-même homosexuel, n’a rien contre l’homosexualité des prélats ; il aborde même ce monde comme un entomologiste fasciné par la découverte d’une nouvelle sous-espèce d’insectes. Vivant dans une société où l’homosexualité est légitimée et l’homophobie pénalisée, Martel découvre une communauté où comme jadis « l’homophobie » est, au contraire, la règle officielle et où l’homosexualité ne peut être que sublimée ou vécue dans le « placard ». Le principal sujet du livre est la manière dont les intéressés vivent cette contradiction et ce que celle-ci engendre. Notons que l’enquête porte principalement sur les turpitudes de la Curie lors des règnes de Jean-Paul II et de Benoît XVI ; il ne nous appartient pas de juger la véracité des faits rapportés mais de comprendre à quoi tout cela mène.
Martel passe du niveau de l’enquête au niveau de la doctrine en reprenant un présupposé classique de l’herméneutique gay : ceux qui critiquent le plus fortement l’homosexualité manifestent ainsi leur conflit intérieur concernant leur propre homosexualité. Cette utilisation de ce que la psychanalyse nomme formation réactionnelle (dont le personnage du baron de Charlus est un parfait exemple dans À la recherche du temps perdu) aboutit à des hypothèses infalsifiables et à des insinuations abjectes. Ainsi Martel dit-il du cardinal Caffarra qu’il fut « l’un des opposants tellement outranciers au mariage gay que cette obsession d’un autre temps ne peut avoir qu’une seule origine. ». Cette psychologisation de la doctrine chrétienne permet à Martel d’insinuer tranquillement que la plupart des opposants au pape François ont une double vie ; ceux-là que le Saint-Père ne cesserait de dénoncer lorsqu’il parle des pharisiens et des hypocrites dans ses homélies. De là à penser que l’anthropologie et la morale sexuelle de l’Église sont une projection d’une homosexualité refoulée, il n’y a qu’un pas que Martel amène délicatement ses lecteurs à franchir. Et c’est là que se révèle la clef permettant de décrypter le but de l’entreprise.
Pendant ces quatre ans d’enquête, Frédéric Martel a fréquemment logé au Vatican et a eu des facilités pour rencontrer qui il voulait. Et le Père Spadaro et les cardinaux Baldisseri et Kasper sont présentés de manière élogieuse et courtoise. L’un des moments les plus intéressants du livre concerne les deux synodes sur la famille. Son organisateur principal confirme qu’ils ont bien été téléguidés pour infléchir l’enseignement de l’Église sur la morale sexuelle. Le cardinal Kasper révèle même (dans un entretien enregistré) que l’étude du Père Adriano Oliva utilisant saint Thomas d’Aquin pour légitimer l’homosexualité (4) a été encouragée par le Pape lui-même !
Quelle est donc la fine pointe de ce livre ? Retourner contre elle-même la doctrine de la loi naturelle. En effet, Martel défend la thèse que c’est la chasteté sacerdotale et non l’homosexualité qui est contre-nature. L’Église en exigeant des prêtres qu’ils respectent une règle impossible à vivre est donc la cause principale de ce système d’hypocrisie engendrant corruption et abus sexuels. Dès lors quelle est la voie à suivre si, à la suite du pape François, on veut lutter contre ce fléau? L’abandon du célibat sacerdotal et la légitimation de l’homosexualité. CQFD.
L’hypocrisie est certes exécrable mais comme le dit La Rochefoucauld elle reste « un hommage que le vice rend à la vertu ». (5) En effet, tout éducateur même s’il tend à l’unité de vie n’est pas la mesure objective de ce qu’il enseigne : « Faites ce que je dis et non pas toujours ce que je fais car je suis parfois en deçà de ce que j’ai à vous transmettre » ; a fortiori pour un prêtre qui a à appeler à la sainteté et à offrir Dieu aux fidèles. Dès lors, il y a deux manières de se libérer de l’hypocrisie : soit chercher à conformer sa vie à la vérité que l’on enseigne: tel est le chemin de la conversion par l’accueil de la grâce de Dieu. Soit considérer que ce que l’on a à transmettre est invivable (un « idéal ») et ainsi chercher, au nom de « l’authenticité » à le réduire à ses propres limites. L’alternative que ce livre pose aux responsables actuels de l’Église s’ils veulent lutter contre l’hypocrisie est donc la suivante: soit appeler à la chasteté pour honorer le dessein divin sur la sexualité humaine, soit renoncer à la loi naturelle pour se conformer au standard du monde dont Frédéric Martel est un digne représentant. Dans ce dernier cas, le dévoilement du mal serait non pas l’occasion d’une conversion mais la cause d’un mal encore plus grand.
Concluons en continuant à prier la Via crucis avec le cardinal Ratzinger : « Souvent, Seigneur, ton Église nous semble une barque prête à couler, une barque qui prend l’eau de toute part. Et dans ton champ, nous voyons plus d’ivraie que de bon grain. Les vêtements et le visage si sales de ton Église nous effraient. Mais c’est nous-mêmes qui les salissons ! C’est nous-mêmes qui te trahissons chaque fois, après toutes nos belles paroles et nos beaux gestes. Prends pitié de ton Église : en elle aussi, Adam chute toujours de nouveau. Par notre chute, nous te traînons à terre, et Satan s’en réjouit, parce qu’il espère que tu ne pourras plus te relever de cette chute ; il espère que toi, ayant été entraîné dans la chute de ton Église, tu resteras à terre, vaincu. Mais toi, tu te relèveras. Tu t’es relevé, tu es ressuscité et tu peux aussi nous relever. Sauve ton Église et sanctifie-la. Sauve-nous tous et sanctifie-nous. » (6)
1. http://www.vatican.va/news_services/liturgy/2005/documents/ns_lit_doc_20050325_via-crucis_fr.html
2. Acte de révéler, contre son gré, l’homosexualité de quelqu’un.
3. Acte par lequel une personne sort du « placard », c’est-à-dire révèle son homosexualité.
4. Amours, Cerf, 176 p., 14 €.
5. Maximes et réflexions morales (1664), 218.
6. Via Crucis au Colisée en 2005, neuvième station.