De mars à avril, une exposition des œuvres de François-Xavier de Boissoudy a lieu au Collège des Bernardins, autour du thème « La Croix demeure ».
François-Xavier de Boissoudy est un converti et il ne le cache pas. Comme à tous ceux qui accueillent sans réserve la grâce de Dieu en leur âge mûr, celle-ci irradie sa vie, lui faisant ainsi saisir au plus haut point l’essentiel de ce monde qui passe et qui, pourtant, doit être sauvé. Mais comment vivre cet état ? Certains le font cachés du monde, dans le silence de la prière et les quatre murs d’une cellule. D’autres redoublent d’action et de charité, le regard changé, comme lavé de toutes les inquiétudes, sachant néanmoins qu’ils vont pousser, à l’exemple de Sisyphe, le rocher de la misère humaine jusqu’à leur mort.
D’autres enfin prennent la plume, le crayon, le pinceau, le burin ou l’instrument de musique pour dire à leurs semblables qu’ils ne sont plus seuls, que l’amour du Christ est à portée de main et qu’il suffit, pour le recueillir, de le prendre dans les mains comme les silhouettes délicates et ailées de Jean-Michel Folon le font de la lumière, de la couleur et du vent. François-Xavier est de ces derniers.
Stat crux dum volvitur orbis
Homme d’un grand talent et néanmoins resté très simple à la façon des enfants de l’Évangile que le Christ ne cesse de nous demander d’être, son exposition Stat Crux, présentée dans l’admirable ancienne sacristie du collège des Bernardins jusqu’au 6 avril 2024, est remarquable à bien des égards. Tout d’abord parce ce que ce maître des lavis d’encre sur papier marouflé et sur toile expose ce qui fonde son art et ses sujets d’inspiration : la foi en ce Christ crucifié il y a deux mille ans et qui sera jusqu’à la fin des temps le Sauveur des hommes et le Réparateur de toutes leurs blessures.
Ensuite parce que cette foi fait une place première en son élan artistique à la grande devise des Chartreux – La Croix demeure tandis que le monde tourne / Stat crux dum volvitur orbis –, inscrivant par-là son idéal dans la contemplation du mystère divin. Enfin parce que les noirs et les blancs de François-Xavier, mâtinés de bleus très durs et très sombres et de rouges sang violets, suivent au plus haut point la leçon de Rembrandt, telle qu’on la lit pour toujours dans La Pièce aux cent florins : l’épaisseur des ténèbres n’est là que pour entourer la lumière, la lumière du blanc – de ce blanc qui est la somme de toutes les couleurs comme le Christ est la somme de toutes les gloires – et la faire jaillir et resplendir.
Lorsqu’on pénètre dans l’ancienne sacristie, après avoir admiré à nouveau l’immense réfectoire cistercien qui y conduit, nous voilà devant de grandes toiles de François-Xavier représentant toute la symbolique et la recherche de la Croix ; chacune étant séparée par des portraits du Christ, de petit format, à première vue tous semblables et pourtant, à bien y regarder, tous différents.
Quelles sont ces grandes toiles ou, plutôt, quels en sont les sujets ? Ils sont au nombre de quatre : l’évocation du Serpent d’Airain, la représentation du Golgotha, où le lieu du supplice est d’un blanc violent au milieu d’un impressionnant camaïeu de noir et de marron rouge sombre, la scène de la crucifixion – je devrais dire des crucifixions car il y en a plusieurs –, montrant le Christ expirant entouré d’une humanité capable de dire oui ou non au Salut, et la vision des pèlerins d’Emmaüs.
La grande toile du Golgotha
Attardons-nous un moment devant le Golgotha et les Pèlerins d’Emmaüs. Le Golgotha d’abord. Au mur qui fait face au visiteur qui vient de pénétrer dans la sacristie et s’apprête à descendre les marches, est accrochée sur la gauche la grande toile (3,10m x 2,50m). On la voit d’emblée, mais il faut s’approcher d’elle. Deux grandes coulées de couleur sombre la barrent et l’occupent, s’évasant vers le haut, vers un ciel tout blanc, avec au centre de la toile, comme figurant le cratère incandescent d’un volcan, le jaillissement du blanc marqué par l’ombre de la Croix et deux silhouettes graciles, sans doute celles de la Vierge et de Jean.
La coulée de droite est un amas sombre de murailles, de forts, de portes, de maisons. C’est Jérusalem. Tout y est noir. On pourrait dire aussi que c’est Babylone, Memphis ou Ninive. On pourrait dire que c’est n’importe quelle ville de l’Antiquité. C’est en fait la Ville, celle de personne et de tout le monde, celle de tous les temps, celle où l’on meurt anonymement. C’est un lieu cadenassé, fortifié, muré, aux multiples dédales, aux cent cachettes, aux mille souterrains, sans soleil et sans vent. On y vit sans doute comme partout, inquiet ou repu, riche ou pauvre, mais on y vit dans la noirceur des rêves.
Au-delà de ses murs le Rabbi va mourir. Mais il ne faut pas le voir car il faut s’endormir en paix, le souffle lourd, allant vers l’oubli comme ces poids morts que nous sommes et qu’entraîne – ainsi que l’a magnifiquement écrit François Mauriac dans Destins – le courant de la vie. Après tout, la nuit qui vient tous les soirs, comme la mer au rivage, n’est-elle pas très souvent pour notre conscience de vieil homme préférable au jour ?
La coulée de gauche, quant à elle, d’un marron à peine plus clair, est la colline de Bethesda. Rien n’y a poussé, rien n’y vit, plus rien n’y fleurira sans doute. Les oliviers, les cyprès, les thyms, l’entrée des tombeaux, les grands lézards, les serpents craintifs, les fissures de la terre ont la seule couleur nue de la roche. Ils se sont comme fondus en une seule pâte maronnasse et laide qui coule vers le bas. Ainsi la nature rejoint les murailles de Jérusalem. Le silence est total. La neuvième heure est sans doute passée. Mais, depuis la sixième heure, il y eut des ténèbres sur tout le pays, jusqu’à la neuvième heure. Le Christ est mort maintenant. Il n’y a plus personne hormis la Vierge et Jean.
Maître et Marguerite, le chef d’œuvre de Mikael Boulgakov. Comme si François-Xavier avait illustré le livre, lui avait donné ses vraies couleurs :
« Cependant, il faisait de plus en plus sombre (…). Les ténèbres couvraient Jérusalem. Une pluie torrentielle, s’abattant tout d’un coup sur la colline, surprit la centurie à mi-pente. Le déluge fut tel que les soldats, qui continuaient à descendre en courant, furent en un instant poursuivis et rattrapés par des torrents furieux. À tout moment, ils glissaient et tombaient sur la glaise détrempée, dans leur hâte de gagner la surface plane de la route où la cavalerie, trempée jusqu’aux os et déjà presque invisible derrière le rideau de pluie, s’éloignait vers Jérusalem. Quelques minutes plus tard, dans l’épais et fuligineux brouillard de pluie, de nuages et de feu, il ne restait plus, sur la colline, qu’un seul homme. »
Le Golgotha de François-Xavier est bien celui du romancier russe ; le lieu central d’un monde devenu désertique où le cadavre d’un homme qui se prétendait le fils de Dieu va maintenant être enseveli. Plus rien ne bouge. En haut de la toile, évasé tel un calice, le ciel blanc, vide, sans oiseaux, sans insectes, sans nuages, force le regard à s’élever. Se pourrait-il qu’il y ait encore de l’espoir sur cette terre ?
Ramenés au centre de la toile, les yeux du spectateur voient à nouveau le blanc, symbole du linceul, où le Christ fut supplicié. On songe à la main du Père Sebastião Rodrigues, parjure, enfermant la Croix au moment de mourir dans la dernière scène du très beau Silence de Martin Scorsese. Se pourrait-il donc vraiment qu’il y ait un Au-delà ?
L’illumination d’Emmaüs
Passons maintenant aux Pèlerins d’Emmaüs. La toile (1,42m x 1,25m) est accrochée sur le mur de gauche, à angle droit des marches qui surplombent la sacristie. Ceux-ci cheminent vus de dos, les visages légèrement tournés l’un vers l’autre, entourant le Christ qui, au centre et lui aussi de dos, les enserre de ses grands bras de lumière. De ces deux disciples on ne connaît qu’un seul sous le nom de Cléophas. L’autre nous sera à jamais inconnu. François-Xavier lui a donné les traits d’une femme pour montrer que les blessures d’un couple de bonne volonté ne sont jamais définitives dans le cœur du Christ.
J’ai toujours pensé que les pages les plus belles de l’Évangile étaient dans cet épisode que chacun d’entre nous, au soir de sa vie, effrayé face à son existence passée si vite, se rappellera en murmurant les phrases inoubliables : Reste avec nous, Seigneur, il se fait tard… Le voilà l’Au-delà de la Croix. Et ce n’est pas pour moi le moindre des paradoxes de cette exposition où la Croix est tout que de voir que le plus beau de ses tableaux est précisément celui où elle a disparu !
Car la Croix ne sera jamais l’absolu du monde si elle ne conduit pas à la Résurrection et au Salut. Oui, le nœud doit être dénoué et le bâillon ôté ! Ainsi nous partirons du Golgotha vers les quatre points cardinaux, ainsi nous marcherons jusqu’aux confins du monde sachant qu’un jour, dont la date n’est sue que de Dieu, sur un de nos chemins, une grande silhouette s’approchera de nous, nous prendra doucement le bras en nous disant : Reste avec moi, mon ami, il se fait tard. Tiens-moi la main, vois maintenant, passons sur l’autre rive…
Là, devant cette toile où François-Xavier touche à l’illumination ultime qu’avait tant cherchée Gérard de Nerval, on ne peut qu’être confondu devant l’immense pureté de son Emmaüs où tout n’est que grâce et envol. La grande leçon de Maurice Denis et de Georges Desvallières n’est pas perdue. François-Xavier, tâcheron de l’Idéal qui travaille avec ses pauvres et grandes couleurs sous le regard des anges et de Dieu, la continuera sans doute pour nous jusqu’à son dernier souffle.
Jusqu’au 6 avril 2024.
Collège des Bernardins, 20 rue de Poissy. 75005 Paris. Tél. : 01 53 10 74 44.
Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h sauf le dimanche et les jours fériés.
Entrée libre.
Ouvrage-Catalogue aux Éditions Première Partie, 33€.
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