Les deux fêtes de saint Pierre (22 février et 29 juin) offrent souvent au pape l’occasion d’augmenter le nombre des cardinaux qui ont le double rôle de l’assister dans le gouvernement quotidien de l’Église et d’élire le successeur de l’Apôtre Pierre en vacance du siège apostolique. Pour la création des nouveaux cardinaux, le Pape a pris pour thème un passage de l’Évangile selon saint Marc, qui concerne la montée du Christ vers Jérusalem, qui est décrite par les quatre évangélistes, même si elle demeure plus solennelle chez saint Luc.
« Les disciples étaient en route pour monter à Jérusalem ; Jésus marchait devant eux ». Tout acte de Jésus est pédagogique, car il n’est pas venu abolir mais accomplir. Jérusalem est la cité sainte, Sion, la cité de David où se trouve le Temple détruit en 70 et non reconstruit depuis car le vrai temple est le Christ. Cette marche doit conduire Jésus, à l’heure voulue par son Père, au sacrifice de sa vie pour la rémission des péchés du monde entier. Et Jésus qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort de la Croix est si décidé d’accomplir le dessein de son Père qu’il précède ses Apôtres. Il marche avec décision vers Jérusalem devenue le symbole des grandes décisions à prendre. Nous savons nous aussi qu’il y a dans notre vie des lieux liés à des moments cruciaux de notre existence. De tels lieux sont devenus pour nous des carrefours, même s’ils ne sont pas toujours liés à des actes transparents et limpides. On le voit d’ailleurs aussi dans la Passion de Christ : si les Apôtres étaient tous partis, le diable lui était bel et bien présent au Calvaire. On le voit d’ailleurs dans le comportement des Apôtres accompagnant Jésus à Jérusalem. Tout n’est pas pur chez eux. Or avoir le cœur pur est une exigence première, si l’on veut être uni à Jésus. Tout n’est donc pas complètement pur chez les Apôtres et saint Marc n’a pas peur de nous le dire. Les uns recherchent les premières places, ce qui entraîne inévitablement jalousie, murmure et, pire, dissensions et intrigues. Cette logique impure entraîne les pires catastrophes. Aussi Jésus a-t-il pris la résolution de passer devant les Apôtres pour les faire avancer au large. Il cherche ainsi à recentrer le regard et le cœur de ses disciples sur l’unique essentiel, empêchant ainsi toute discussion stérile et tout retour sur soi. Dieu veut la pureté, car à quoi sert de gagner le monde entier si l’on demeure corrompu de l’intérieur. Le Pape reprend ici l’une de ses grandes idées : tout faire pour combattre la corruption. Faisons donc beaucoup d’effort pour repousser toutes les querelles intestines, « les intrigues de palais même ecclésiastiques si asphyxiantes » qui dessèchent et rendent stériles.
Et la réponse du Seigneur est catégorique : « Pour vous, il ne doit pas en être ainsi ». Le Seigneur est un parfait pédagogue, tirant ce qu’il y a de meilleur chez ses disciples, pour les faire quitter la logique mondaine et leur faire embrasser la logique de la Croix. Regardons donc ce qu’il faut regarder pour avancer au loin dans la mission. Cela suppose toujours conversion et transformation du cœur et pour l’Église véritable réforme. Nous ne devons avec Marie rechercher que les intérêts de la Trinité sainte, pour toujours grandir dans la fidélité et la disponibilité. Ce conseil est également une invitation aussi à pratiquer, à l’image de saint Jean XXIII (exemple pris par le Pape), la vraie pauvreté en esprit. Ce n’est qu’ainsi que nous marcherons sereinement avec le Christ doux et humble de cœur, en esprit de service, vers Jérusalem.
CONSISTOIRE ORDINAIRE PUBLIC POUR LA CRÉATION DE NOUVEAUX CARDINAUX
CHAPELLE PAPALE
HOMÉLIE DU PAPE FRANÇOIS
Basilique Saint-Pierre
Jeudi 28 juin 2018
« Les disciples étaient en route pour monter à Jérusalem ; Jésus marchait devant[1] eux » (Mc 10, 32).
Le début de ce passage caractéristique de Marc nous invite à toujours voir comment le Seigneur prend soin de son peuple grâce à une pédagogie incomparable. En route vers Jérusalem, Jésus ne manque pas de précéder (primerear) les siens.
Jérusalem représente l’heure des grandes déterminations et décisions. Nous savons tous que, dans la vie, les moments importants et cruciaux font parler le cœur et révèlent les intentions ainsi que les tensions qui nous habitent. Ces carrefours de l’existence nous interpellent et font émerger des questions ainsi que des désirs pas toujours transparents du cœur humain. Voilà ce que révèle, avec une grande simplicité et réalisme, le passage de l’Évangile que nous venons d’écouter. Face à la troisième et plus dure annonce de la passion, l’Évangéliste ne craint pas de révéler certains secrets du cœur des disciples : recherche des premières places, jalousies, convoitises, intrigues, arrangements et accords ; une logique qui non seulement mine et corrode de l’intérieur les relations entre eux, mais qui en outre les enferme et les engage dans des discussions inutiles et de peu d’intérêt. Cependant Jésus ne s’arrête pas à cela, mais va de l’avant ; il les devance (primerea) et avec force il leur dit : « Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur » (Mc 10, 43). Par ce comportement, le Seigneur cherche à recentrer le regard et le cœur de ses disciples, en empêchant que les discussions stériles et autoréférentielles trouvent place au sein de la communauté. À quoi sert-il de gagner le monde entier si l’on est corrompu à l’intérieur ? À quoi sert-il de gagner le monde entier si l’on vit tous pris dans les intrigues asphyxiantes qui font dessécher et rendent stérile le cœur et la mission ? Dans cette situation – comme quelqu’un l’a fait observer – on pourrait déjà entrevoir les intrigues de palais, y compris dans les curies ecclésiastiques.
« Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi » : une réponse du Seigneur qui est, avant tout, une invitation et un effort pour récupérer ce qu’il y a de meilleur chez les disciples et ainsi pour ne pas se laisser corrompre et emprisonner par des logiques mondaines qui détournent le regard de l’essentiel. « Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi » : c’est la voix du Seigneur qui fait éviter à la communauté de se regarder trop elle-même au lieu de diriger le regard, les ressources, les attentes et le cœur vers ce qui compte : la mission.
Et ainsi Jésus nous enseigne que la conversion, la transformation du cœur et la réforme de l’Église sont et seront toujours d’un point de vue missionnaire, car cela présuppose que l’on cesse de voir et de rechercher ses propres intérêts pour regarder et rechercher les intérêts du Père. La conversion de nos péchés, de nos égoïsmes n’est pas et ne sera jamais une fin en soi, mais vise principalement à faire grandir dans la fidélité et dans la disponibilité pour embrasser la mission. Et cela de manière que, à l’heure de vérité, surtout dans les moments difficiles pour nos frères, nous soyons bien disposés et disponibles pour les accompagner et accueillir tous et chacun, et que nous ne devenions pas de très bons repoussoirs, ou par étroitesse de vue[2], ou bien, pire encore, parce que nous discutons et pensons entre nous à celui qui sera le plus important. Quand nous oublions la mission, quand nous perdons de vue le visage concret des frères, notre vie se renferme dans la recherche de nos propres intérêts et de nos propres sécurités. Et ainsi, commencent à grandir le ressentiment, la tristesse et le dégoût. Peu à peu, disparaît l’espace pour les autres, pour la communauté ecclésiale, pour les pauvres, pour écouter la voix du Seigneur. De cette manière, on perd la joie et le cœur finit par se dessécher (cf. Exhort. Ap. Evangelii gaudium, n. 2).
« Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi, nous dit le Seigneur, […] celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous » (Mc 10, 43.44). C’est la béatitude et le magnificat que nous sommes appelés chaque jour à entonner. C’est l’invitation que le Seigneur nous adresse pour que nous n’oublions pas que l’autorité dans l’Église grandit avec cette capacité de promouvoir la dignité de l’autre, d’oindre l’autre, pour guérir ses blessures et son espérance tant de fois offensée. C’est nous souvenir que nous sommes ici parce que nous sommes invités à « porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année favorable accordée par le Seigneur » (Lc 4, 18-19).
Chers frères Cardinaux et nouveaux Cardinaux, tandis que nous sommes en route vers Jérusalem, le Seigneur marche devant nous pour nous rappeler encore une fois que l’unique autorité crédible est celle qui naît du fait de se mettre aux pieds des autres pour servir le Christ. C’est celle qui vient du fait de ne pas oublier que Jésus, avant d’incliner la tête sur la croix, n’a pas eu peur de s’incliner devant ses disciples et de leur laver les pieds. C’est la plus haute distinction que nous puissions obtenir, la plus grande promotion qui nous puisse être accordée : servir le Christ dans le peuple fidèle de Dieu, dans celui qui est affamé, dans celui qui est oublié, dans le prisonnier, dans le malade, dans le toxicodépendant, dans la personne abandonnée, dans les personnes concrètes avec leurs histoires et leurs espérances, avec leurs attentes et leurs déceptions, avec leurs souffrances et leurs blessures. Ce n’est qu’ainsi que l’autorité du pasteur aura la saveur de l’Évangile et ne sera pas « qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante » (1 Co 13, 1). Personne parmi nous ne doit se sentir ‘‘supérieur’’ à quelqu’un. Personne parmi nous ne doit regarder les autres de haut. Nous pouvons regarder ainsi une personne uniquement quand nous l’aidons à se relever.
Avec vous, je voudrais rappeler une partie du testament spirituel de saint Jean XXIII, qui en avançant sur le chemin a pu dire : « Né pauvre, mais de gens humbles et honorables, je suis particulièrement heureux de mourir pauvre, en ayant distribué, selon les diverses exigences et circonstances de ma vie simple et modeste, au service des pauvres et de la Sainte Église qui m’a nourri, ce que j’ai eu entre les mains – par ailleurs, dans une mesure assez limitée – durant les années de mon sacerdoce et de mon épiscopat. Des apparences de bien-être ont souvent caché des épines d’une pauvreté affligeante et qui m’ont empêché de donner toujours avec la largesse que j’aurai souhaitée. Je remercie Dieu de cette grâce de la pauvreté dont j’ai fait vœu dans ma jeunesse, pauvreté d’esprit, comme prêtre du Sacré Cœur, et pauvreté réelle, et qui m’a aidé à ne jamais rien demander : ni des postes, ni de l’argent, ni des faveurs, jamais, ni pour moi, ni pour mes parents ou des amis » (29 juin 1954).
[1] Le verbe proago est le même avec lequel Jésus ressuscité fait annoncer à ses disciples qu’il les ‘‘précèdera’’ en Galilée (cf. Mc16, 7).
[2] Cf. Jorge Mario Bergoglio, Ejercicios Espirituales a los Obispos espagnoles, 2006.